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Hassan Oulbacha, condamné à mort à 24 ans
Publié dans La Gazette du Maroc le 10 - 10 - 2005


Prison centrale de Kénitra
Hassan Oulbacha a vingt-quatre ans quand le juge lui lance le verdict : condamné à mort. Accusé de meurtre et de complicité de meurtre, le tout mâtiné de préméditation et de vol, il purge sa peine depuis plus de neuf ans à la prison centrale de Kénitra. Pourtant, jusqu'à ce jour Oulbacha clame son innocence de ce meurtre. Il dit être un complice qui a assisté à l'assassinat, mais il n'a pas tué. C'est ce qu'il dit. Il attend dans le couloir de la mort une révision de son jugement. Il attend, en vain.
La démarche est celle d'un jeune homme qui dit que la prison ne l'a pas encore entamé. Le corps tout entier est pris dans une rythmique joviale. L'air bon enfant, le sourire rivé aux lèvres, une barbe bien taillée, qui fait ressortir un nez presque parfait. Le regard aiguisé, un front plissé à force de rire et la main très entreprenante. Quand nous arrivons dans la pièce mitoyenne au pavillon B, connu sous le nom du couloir de la mort, Hassan Oulbacha avance ses 85 kilos bien tassés sur une grande taille, le déhanchement leste de celui qui vient passer un moment de détente avec un inconnu. Décontracté, sans gêne aucune, il enchaîne les mots dans un débit calculé. "J'attend. Je ne fais que cela, depuis le premier jour où j'ai mis les pieds ici. Je ne sais pas comment les jours passent, mais je suis heureux que jusque-là il n'y ait pas eu trop de dégâts ". Les plumes que l'on laisse quand on vous met dans une cellule avec trois autres individus qui, eux, ont fait leur deuil sur le temps. Les dégâts que causent la peur, la solitude, la privation, le doute, la non-vie. "57 jours de grève de la faim, à mon arrivée ici. Oui, il fallait leur montrer que je n'étais pas un doux. Parce qu'un gentil dans ces murs se fait bouffer vivant. Et comme je n'avais aucune envie de mourir, j'ai été provoqué la mort. Oui, je l'ai frôlé, je l'ai vue, je suis passée à côté, il a fallu de peu, un mince fil m'a retenu et je ne sais pas comment. Oui, j'ai fait cette grève pour avoir une chambre à moi tout seul et j'ai réussi. J'ai payé le prix fort, mais je suis seul dans une cellule. Et crois-moi, cela change tout ". La conversation est lancée. Hassan Oulbacha ne tarit pas de plaisanterie sur tout : la vie, les jours, les gens, les bêtises des uns, les erreurs des autres, lui-même, son destin…
Un jeune homme s'en va…
Hassan Oulbacha a été arrêté exactement le 18 juin 1996. Il a 24 ans. C'est le jour de son anniversaire (Oulbacha est né le 18 juin 1972 à Rabat). Drôle de coïncidence. Mais Hassan Oulbacha ne veut pas y lire un quelconque signe. "C'est le hasard de la vie. Et ce jour ne sera jamais oublié ".
L'enfance coule doucement à Yacoub El Mansour où il fréquente l'école primaire Ibnou Bassam avant de passer à une autre, Ahmed Rachidi. Il ira au collège Larbi El Bennay et quitte l'école très tôt. Il ne finira pas. Les études s'arrêtent pour lui avant le baccalauréat au lycée Abi Bakr Assidik. Les jours passent dans l'insouciance de la jeunesse ; Hassan n'est pas différent des autres jeunes qui découvrent la vie. Il se laisse aller. Il apprend entre temps la soudure et la galvanisation. Il se fait commerçant et vent des parfums. Puis vient le temps des voyages : Algérie, Tunisie, Libye où à l'âge de 22 ans, il apprend à connaître le monde. "Le voyage forge l'homme. Ceci n'est pas une phrase creuse. Oui, j'ai beaucoup appris et heureusement que j'ai eu à me tester seul sous d'autres cieux". Et Hassan Oulbacha rentre au bercail. Il aime la vie, les filles, les moments de solitude près de la mer à Rabat. "J'adorais ces instants d'évasion. Je me retrouvais, je faisais des projets, je me voyais déjà quelqu'un." Mais la roue du destin roule sur lui. Il n'ira plus sur les plages, il ne pourra plus caresser les cheveux d'une bien-aimée alors que l'eau de la mer vient lécher les contours des empreintes laissées par les deux amoureux sur une rive déserte. Hassan Oulbacha ne savait pas encore que son avenir était tracé d'avance à son insu. Il ne fera que marcher vers ce point de non-retour.
La nuit du crime
" Un soir, j'allais au hammam quand je rencontre un type que je connaissais bien dans le quartier. Il m'invite à un mariage. J'accepte. Mais avant d'y aller, il me dit qu'il fallait aller faire une course. Je marche sans me méfier de quoi que se soit. J'avais envie d'aller passer un moment sympathique dans un mariage. Pourquoi pas, je me suis dit et j'ai laissé tomber le bain maure ". Son acolyte se nomme Kacimi Fettah, il purge la même peine dans le même couloir.
Dix heures du soir, les deux hommes cheminent vers le quartier industriel de Rabat. Destination, une fabrique de Jeans Kacimi veut voir le gardien Hassan " pour une affaire urgente. Hassan nous ouvre la porte, on entre, on s'assied et on commence à parler. Kacimi sort du vin et oblige Hassan à boire. Celui-ci refuse, les choses s'enveniment. On commence à parler fort, puis à nous engueuler et à la fin les deux mecs en arrivent aux mains. Kacimi parle d'un coffre-fort qu'il faut défoncer. C'est là que Kacimi sort une hache. Le gardien, lui, a sorti un couteau. Kacimi frappe, le gardien est touché une première fois. Moi j'interviens et je reçois un coup à la main. Puis c'est le coup fatal qui part. Kacimi assène un coup à la tête. Le crâne du gardien se fend en deux. Le sang gicle de partout. Je suis saisi de peur. Je ne réalise pas encore ce qui se passe. Tout s'est très vite passé, dans un éclair. Le gardien gît sur le sol dans une mare de sang, la tête coupée en deux. Moi, je saigne aussi. Kacimi aussi. Mais il a encore la clarté d'esprit pour aller forcer le coffre et prendre l'argent. Après, il me dit de partir. Et c'est là qu'il me menace que si je parlais, il dirait que nous avons fait le coup tous les deux. J'ai eu peur. Je suis rentré chez moi et j'ai passé une nuit sous le choc. La nuit la plus horrible de ma vie ".
Hassan Oulbacha insiste sur les détails. Il répète qu'il est complice du crime, mais il n'a pas tué. Il n'a pas participé au meurtre. Il charge son acolyte, Kacimi Fettah et dit que celui-ci n'accepte pas de l'innocenter malgré tout ce temps passé ici. " Je lui en ai parlé. Il m'a dit qu'il ne peut pas le faire. Pourtant il sait que je n'ai pas tué. Oui, j'ai assisté à tout. Oui, je n'ai pas dénoncé le tueur. Oui, je n'ai pas été voir la police. Mais je n'ai pas tué ". Oulbacha raconte son histoire avec beaucoup de calme. Il ne s'excite pas, il n'invective pas son ancien ami, mais il espère qu'un jour ce même ami trouve la paix " pour m'innocenter de ce crime ". Mais c'est là une version des faits. Personne ne peut dire ce qui s'est réellement passé cette nuit-là dans cette fabrique de Jeans à Rabat. " je ne mérite pas d'être condamné à mort. Je veux payer pour ce que j'ai fait et je regrette tout ceci, mais je ne veux pas payer pour un crime que je n'ai pas commis". Pourtant la justice a tranché. Et lui, attend, attend sans cesse une révision de son jugement. Il espère un nouveau procès. Il espère que quelque chose change dans le cours implacable de sa vie.
En attendant…
Hassan Oulbacha ne peut plus se résoudre à fermer cette porte de l'espoir. Il sait que si cela venait à se reproduire, il ne la rouvrirait plus. Plus jamais. Il tient bon. Il lutte contre tout. Il lutte contre lui-même. Il lutte contre l'impossible. Il se donne une dernière chance pour ne pas sombrer dans l'oubli. Après tout que peut-il face à l'inéluctable ? Dans un sens, il attend avec pour tout espoir que ce qu'il prévoit ne se produise pas.
Finalement ce qui le retient n'est autre que la crainte du vide. Il se dit que tant qu'il y a ce semblant de calme, les choses peuvent suivre une courbe même descendante, mais c'est une courbe, une ligne qui lui garantit qu'il va vers un but. Peu lui importe l'aboutissement-et il n'y croit pas- mais c'est le cheminement qui lui donne la force de continuer. En somme, la fin en soi est terrible pour lui. Il préfère ajourner, mettre à plus tard, toujours plus loin ce moment où il doit se rendre à l'évidence du c'est fait. Et ceci devient une règle de conduite à l'intérieur de ces murs. Tout doit goûter à l'inachevé, passer par le prisme de l'incomplet. Toute chose finie est une mort. En prison, il y a le souci de tout faire et de tout laisser en suspend.
Certains drames naissent de ce duel entre deux sentiments contradictoires. Les plus faibles perdent la tête, les aguerris s'en servent pour ne pas mourir vivant. Alors toute la vie intramuros est un projet frappé du sceau de l'inaccompli. Les jours qui filent, les visages qui traversent les heures, les visites des familles, les bagarres, les réunions, les jeux, les conciliabules- certains complots ont mis trente ans à mûrir- les tentatives de suicide, les vols, les évasions… et la mort, tout ceci n'est qu'esquisse sous le soleil de dieu.
Quand les hommes se taisent
Il est curieux qu'à chaque réveil, après une longue ou courte plongée dans le sommeil, on retrouve tout ce qui fait notre espace habituel, exactement à la même place que la veille. On parcourt dans le sommeil des contrées inconnues, nourries par nos rêves les plus fous et par la fantasmagorie, nous sommes dans un état qui ne ressemble en rien à celui de l'homme éveillé, pourtant quand on ouvre les yeux, l'esprit repose les choses et les éléments presque exactement à leur places initiales comme dans un jeu de mémoire. Revenir à l'état d'éveil est une chose qui comporte beaucoup de dangers. Il suffit que le mécanisme du repositionnement de soi par rapport à son espace soit légèrement dévié pour que la suite de la journée soit aussi frappée par le sceau de l'inexact. Plus en prison qu'ailleurs, le besoin de tout retrouver à la même place est vital. C'est ce qui retient Hassan Oulbacha. Une espèce d'arrangement avec l'espace. Le sien propre. Un espace intérieur.
Mais la peur naît et grossit quand le corps refuse de renâcler, quand il n'a plus le pouvoir de soutenir ce poids qui lui manque, le poids de l'âme qui fait ce soupçon d'équilibre. Tous, autant que nous sommes, nous avons à un moment ou un autre de notre vie, vécu cette folie de l'âme quand elle déserte son écrin, juste quelques secondes, parfois, quelques minutes, et vous avez l'impression que le monde vous étreint à la gorge. La vie ou la survie ou alors la petite mort qui plante ses serres dans les entrailles de Hassan Oulbacha, se résume à cela.
Quand on est dans le couloir de la mort, on perd le nord, on est une boussole détraquée, on n'a plus de centre de gravité, on est aussi inutile qu'un fétu de paille au gré de la houle par un temps d'orage. Ce n'est pas la mort qui arrive à bride abattue, ce n'est pas la fin, mais l'antichambre du vide.
Pour Oulbacha, à chaque fois qu'il a été renvoyé dans les limbes de la perdition face à l'absence de son essence ou ce qu'il croyait l'être, il a été pris de folie de courir. Courir sans but. Sauter d'un espace à un autre comme si cette fuite pouvait lui faire oublier son corps et son âme qui l'a déserté. " Je cours et je cours et la fatigue ne peut rien pour vous arrêter."
On peut mourir en courant que le corps continuera à fouler le sol comme un cheval fou. Puis l'effort est cassé quand on s'est soudain arrêté de courir. Quelque chose est survenue. Une brise a fouetté votre tête et vous voilà de nouveau revenu à vous-même. Ce ne sont pas des extases, mais des absences. Le pantin en vous ressurgit à chaque fois qu'il est lâché par le fil imperceptible qui nous sert de conscience.
Désamorcé, le détenu n'est plus qu'une machine folle. Et là il comprend qu'il lui faut ce rattachement à l'invisible, ce qu'il sait, mais sur lequel il ne peut mettre aucun visage. Son âme et son esprit, l'un ou l'autre, les deux de concert, sont libres de lui fouetter les sangs pour une purge. Une expérience comme celle-ci où il est pris par les démons de la course, et son être le plus intime est secoué à ses fondements. Il est capable si l'énergie ne manque pas de décrire les premiers instants de la vie des hommes sur cette terre. Il saisit en un éclair ce qu'est l'angoisse de ne rien avoir de certain dans la vie. Il pénètre à jamais l'irréversible.


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