Interview Du colonel Mohamed Samraoui, l'ancien bras droit du général Smaïn Lamari, chef du contre-espionnage algérien Ex-officier supérieur des services spéciaux algériens (DRS), Mohamed Samraoui, dit Habib, aujourd'hui réfugié politique en Allemagne, n'hésite pas à dénoncer les pratiques sanguinaires de ses anciens supérieurs. Dans un livre, intitulé " Chronique des années de sang ", le colonel Samraoui recense et décrit les nombreux et macabres crimes conçus et commandités par certains généraux algériens contre le peuple algérien. Dans cette interview, M.Samraoui revient sur ces forfaits et sur les raisons qui poussent l'Algérie à entretenir des relations conflictuelles avec son voisin, le Maroc. LGM : vous avez écrit un livre intitulé " Chronique des années de sang ". N'est-ce pas un écrit de plus sur l'implication de l'armée algérienne dans les massacres perpétrés contre les civils en Algérie depuis plus de 10 ans ? Mohamed Samraoui : non. Il ne s'agit pas d'un livre de plus dans la mesure où il détruit les thèses et les contre-vérités qu'avance le général Khalid Nezzar. Ce dernier soutient que la guerre en Algérie est uniquement le fait des islamistes. Il occulte ainsi toute la vérité sur les véritables responsables de tout ce qui se passe depuis 1989 dans notre pays. Il essaie de protéger maladroitement le corps de l'armée auquel il appartient, et repousse son implication dans les massacres de milliers de civils. Et mon livre, justement, rétablit certaines vérités et rapporte des faits dont j'étais témoin. Mais qu'est-ce que vous apportez de plus par rapport à un livre comme "Qui a tué Bentalha", par exemple? "Qui a tué Bentalha" est un écrit qui parle d'un seul massacre, par contre le mien rapporte des faits et des preuves sur comment l'islamisme a été concocté, alimenté et puis, par la suite, diabolisé et impliqué dans des génocides programmés par l'armée. Mon livre explique de quelles manières les groupes intégristes ont été constitués, il relate aussi comment des généraux malades ont joué le rôle des pyromanes et des pompiers. Vous soutenez que les services algériens ont créé de toutes pièces des groupes islamistes comme le groupe islamique armé (GIA)? Tout à fait. Cela dit, je dois préciser qu'il existe trois types de GIA. Il y a d'abord un GIA qui regroupe des centaines de désœuvrés extrémistes ou des éléments incontrôlés du FIS, les groupuscules d'El Hijra wa Takfir, des délinquants qui ont épousé l'idéologie islamiste ; il y a un GIA infiltré et orienté par les services de sécurité ; puis il y a un GIA créé et financé par l'armée pour combattre les véritables groupes islamistes. La confusion a été entretenue pour obliger la société algérienne de se mobiliser contre tout ce qui est islamiste. Vous voyez qu'il s'agit d'une grande machine de terreur qui a été pensée et conçue dès 1990. Lorsqu'il était ministre de la Défense, le général Khalid Nezzar parlait du choix des dirigeants de la nation, de la mise à l'écart des points sensibles de tous les sympathisants des islamistes, de l'utilisation des médias en tant qu'instruments de propagande, du financement des partis politiques pro-armée, de la division du courant religieux par la dissolution du FIS. C'est cela le projet de société que l'armée a bien ficelé puis mis en œuvre durant ces dix dernières années. Qu'est-ce qui pousserait l'armée algérienne à tuer des civils algériens alors qu'elle est censée les protéger ? Ecoutez, le véritable souci des généraux algériens, c'est de se maintenir le plus longtemps possible au pouvoir. Car le pouvoir en Algérie est synonyme de la richesse et de l'impunité. Donc, en alimentant et en faisant durer la guerre civile le plus longtemps possible, les généraux bénéficient de tout un système d'enrichissement qui va des commissions sur l'hydrocarbure jusqu'au trafic des cigarettes. Ils bénéficient également de l'état chaotique d'un pays de non-droit où ils n'ont de comptes à rendre à personne et où aucune autorité n'est capable de leur demander des comptes, toucher à leurs intérêts, ou déranger leur quiétude. Mais est-ce qu'on peut concevoir que ces généraux vont jusqu'à tuer des milliers d'innocents pour se maintenir au pouvoir ? Bien sûr. Un jour, le général Smaïn Lamari a dit, et j'en étais témoin, qu'il est prêt à éliminer 3 millions d'Algériens, s'il le fallait, pour rétablir l'ordre. Vous voyez ce sont des gens qui ne reculent devant rien pour garder leurs fauteuils. Cela dit, je dois vous affirmer que l'islamisme en Algérie n'a jamais constitué une menace pour le peuple ni pour le pays, mais il menaçait plutôt la junte militaire au pouvoir et certains de ses acolytes civils. Si je comprends bien, c'est l'armée qui constitue le véritable danger pour l'Algérie ? Bien sûr, parce que ces généraux ont besoin du chaos en Algérie. Car sans ce chaos, ils n'auront aucun pouvoir. Ils sont obligés de créer et de maintenir une situation de guerre pour justifier la nécessité de leur raison d'être. Quelle signification donnez-vous à l'assassinat du président Mohamed Boudiaf ? Il y a plusieurs raisons à la mise à mort du président Boudiaf. En plus de la guerre qu'il a entamée contre la mafia politico-financière, et les changements importants qu'il comptait opérer au sein des services de renseignement et de l'armée, le président Boudiaf était pour un règlement rapide du problème du Sahara. Ces projets ne menaçaient pas seulement les intérêts et le système mis en place par les généraux qui ont le pouvoir en main, mais ces positions risquaient de compromettre carrément leur devenir. Le président Boudiaf envisageait même de limoger le général Smaïn Lamari. Comment le président Boudiaf comptait régler le problème du Sahara? Sincèrement, il voulait s'en débarrasser dans une configuration de solution qui profite à la normalisation et au développement des relations entre l'Algérie et le Maroc. Le président Boudiaf disait à son entourage qu'il est farouchement contre le maintien de la tension avec un pays voisin comme le Maroc. Il leur répétait également qu'il est pour un Maghreb fort et uni dont Alger et Rabat seraient la pierre d'achoppement. C'est clair, donc, que cette position n'était pas pour arranger les intérêts des généraux comme Belkheir, Nezzar, Mediane, Lamari et Smaïn, qui faisaient du maintien de la tension avec le Maroc un point nodal dans leurs stratégies géopolitiques. Quelle est votre attitude par rapport à la fixation des pouvoirs militaro-politiques sur le Maroc? Comme je vous l'ai expliqué, les généraux que j'ai cités ont besoin de maintenir la tension avec le Maroc. Et du moment qu'ils maîtrisent, directement ou indirectement tous les rouages de l'Etat, du Président jusqu'aux différents responsables de la sécurité et du renseignement, ces généraux bloquent ou sabotent toute initiative de rapprochement entre les deux pays. Mieux encore, par voie de Polisario interposé, ils ont créé un sérieux problème d'intégrité territoriale au Maroc. Vous voulez dire qu'avec ces généraux au pouvoir, on ne peut pas concevoir la normalisation entre le Maroc et l'Algérie ? Cela me paraît évident ! Expliquez-vous. Avec ces gens au pouvoir, on ne peut pas espérer à un semblant de normalisation entre le Maroc et l'Algérie ou trouver une solution au problème du Sahara. Mais le président Bouteflika a laissé entendre, en marge du Sommet arabe à Alger, qu'il est prêt à œuvrer dans ce sens, et il devait même entamer une visite au Maroc, à la mi-avril dernier? Mais le président Bouteflika n'a pas les coudées franches pour prendre de pareilles décisions. Ce n'est pas un secret, mais avec la meilleure volonté de Abdelaziz Bouteflika, il ne pourra pas et il n'aura même pas l'opportunité de travailler dans le sens de la normalisation avec le Maroc. Vous savez pourquoi ? Car tout simplement, il n'a pas le pouvoir. Le pouvoir comme je vous l'ai dit est entre les mains de l'armée. Et puis, le président Bouteflika n'osera jamais franchir les lignes rouges qui lui ont été tracées par les généraux, sinon il risque sa place, voire sa peau. Donc, il doit être fou pour risquer sa vie ! En dehors de cette tactique de la tension, pourquoi l'armée algérienne sabote toute tentative de rapprochement entre Rabat et Alger? Il y a bien sûr des raisons géopolitiques à cette attitude. Car le conflit algéro-marocain profite aussi bien aux Américains qu'aux Européens. Les Etats-Unis, par exemple, sont pour beaucoup dans le maintien du statu quo dans l'affaire du Sahara. D'ailleurs, la dernière mouture du fameux plan Baker le prouve. Quels sont les généraux algériens qui s'opposent à tout apaisement avec le Maroc ? Ce sont ceux qui voulaient empêcher Boudiaf de retourner au Maroc pour célébrer le mariage de son fils. Je pense notamment à Taoufiq Mediane, Smaïn Lamari et Mohamed Lamari. Ce sont eux qui alimentent le conflit du Sahara ? Oui. Ce que je trouve d'ailleurs désolant. Car, au moment où ces généraux soutiennent la thèse séparatiste, et font tout pour la création d'un état microcosme, la tendance dans le monde entier est vers l'unification. Le Maghreb n'a pas besoin d'un Etat de plus. Est-ce que vous pensez qu'un conflit militaire entre le Maroc et l'Algérie est envisageable ? J'ai bien peur que ces généraux-là sont capables du pire. Car si l'ouverture d'un front de guerre externe les arrange, ils peuvent même provoquer un conflit militaire avec le Maroc, chose que nous ne souhaitons pas. Mais valeur aujourd'hui, cela m'étonne qu'ils aillent jusqu'au point d'entraîner les deux peuples dans une guerre fratricide. Cela dit, toutes les éventualités sont possibles, notamment les pires, du moment que ces généraux sont incontrôlables et ont tous les pouvoirs en main. Et Président Bouteflika dans tout cela? Bouteflika n'est qu'une vitrine politique de l'armée. D'ailleurs, il n'est pas là grâce au suffrage universel et à la volonté du peuple algérien, mais plutôt par la volonté de l'armée. Car le rôle également du président de l'Algérie est d'assurer l'équilibre entre les différents clans de l'armée. Quels sont ces différents clans? Il y a une véritable répartition en termes de contrôle du pouvoir politique et économique entre ces différents clans. Il y a un clan qui a le monopole de l'importation, un autre monopolise les hydrocarbures, un troisième contrôle les devises, etc. Tout est bien calculé dans la mesure où chaque clan a sa part du gâteau, bien sûr en fonction de l'importance de tout un chacun. La tactique de la tension qu'adopte les généraux algériens à l'égard du Maroc semble avoir montré ses limites? C'est le système même mis en place par les généraux qui est à bout de souffle. Il ne trouve malheureusement sa raison d'être que dans des situations conflictuelles. Certains généraux avancent que les services marocains ont soutenu au milieu des années 90 les groupes islamistes algériens. Qu'en dites-vous? C'est faux. J'ai travaillé pendant des années dans le renseignement militaire, et l'on n'a jamais eu de preuves sur l'implication du Maroc dans le financement ou le soutien des groupes islamistes algériens. D'ailleurs, vous savez qu'au jour où Abdelhak Layada a été arrêté au Maroc en 1993, le général Smaïn Lamari a fait le déplacement à Rabat pour rencontrer le Premier ministre marocain afin de lui demander son extradition. Car, les généraux avaient peur que Layada, présenté comme un émir islamiste alors qu'il était un agent des services algériens, se mette à parler et révèle l'identité de ses véritables commanditaires. Mieux encore, pour trouver un dénouement rapide à l'affaire Layada, le général Khalid Nezzar, alors ministre de la Défense, a rencontré et s'est entretenu avec le roi Hassan II. Vous pensez que le déplacement au Maroc de deux grosses pointures du régime algérien était pour un terroriste islamiste !