Les psychotropes dans le milieu carcéral au Maroc C'est un fait établi aujourd'hui, les prisons marocaines vivent un état d'anarchie incontrôlable en termes de vente et de consommation de tous types de psychotropes, d'anxiolytiques, d'antidépresseurs, d'hypnotiques et autres substances hallucinogènes néfastes. Les conséquences sont inimaginables : des automutilations, des tentatives de suicide, d'assassinat, des comas profonds, des crises de folie…Durant plus de six semaines, la Gazette du Maroc a mené son enquête à l'intérieur et en dehors de plusieurs prisons marocaines. D'Oukacha à la prison centrale de Kénitra en passant par les pénitenciers d'Al Ader (El Jadida) et d'Aîn Ali Moumen (Settat), la prison de Salé… Comment se procure-t-on de telles substances, qui les fait circuler, qui sont les dealers et pourquoi l'administration carcérale est-elle dans l'incapacité de faire face à un trafic bien organisé ? Pour répondre à toutes ces questions, nous avons rencontré des gardiens de prison qui ont témoigné sous couvert d'anonymat, des ex-détenus, des familles de prisonniers, des responsables de certains établissements carcéraux qui ont tous apporté des éclairages importants sur la vente des psychotropes et d'autres drogues dans les prisons marocaines, objet de notre enquête. L'histoire de cette enquête commence par une conversation banale avec un jeune homme de 24 ans qui avait le bras gauche noyé dans le sang à Hay Mohammadi. Il venait de s'automutiler après avoir avalé quatre pilules de ce que la rue appelle « Bola Hamra». Un lieu commun doublé d'un cliché vu que la fameuse pilule fait aujourd'hui partie du patrimoine national, et consacrée dans les mariages par la chanson qui porte son nom. Pour les fêtes, c'est la mélodie inaudible de la fin, pour ce jeune homme, c'était un autre chapitre des scarifications qui viennent porter le nombre des balafres sur son corps à plus de 200. «Je n'en peux plus, mais je n'arrive pas à raccrocher. J'ai pris mes premières pilules en prison où j'ai purgé huit mois pour trafic de haschich. Les marques (cicatrices) que vous voyez sur mon cou et mon ventre, je me les suis faites en prison après avoir pris sept Ibnouzaydoune». «L'ibnouzaydoune» en question est le vocable carcéral, le nom de code, d'Hypnosédon, une drogue fatale qui a droit de cité dans les prisons marocaines. Pour l'anecdote, un ex-détenu nous a expliqué la teneur d'une telle appellation : «Ibnouzaydoune te rend plus enclin au partage de la parole. On communique mieux avec ce truc, on a des facilités à parler aux autres, on se sent plus détendu et on a le verbe facile. À petites doses, on est tout juste nonchalant et d'humeur égale. Quand on dépasse les doses, il suffit d'une crise de colère, d'une contrariété, pour ameuter la prison et ouvrir une aile dans l'infirmerie. On se tape contre les murs, on veut tuer ou mourir, bref, on perd la ciboulette, et on devient un animal en cage. Ibnouzaydoune est le contraire d'Ibnoufaraoune, une autre drogue, qui elle te fait monter la moutarde au nez et te fait faire des massacres, j'ai vu des hommes à deux doigts de la mort pour en avoir pris quatre pilules». Le jeune homme de 24 ans continue de s'approvisionner à raison de 10 dh la pilule chez plusieurs dealers qui quadrillent les quartiers populaires de Casablanca de Sidi Moumen à l'Ancienne Médina qui est le centre nerveux qui fournit la marchandise. Il nous a montré où il achetait, raconté l'histoire de plusieurs jeunes qui ont «foutu leurs vies en l'air» parce qu'ils ne peuvent plus se passer de cette lumière rouge aveuglante. Pause thé avec quelques gardiens d'Oukacha Il fallait attendre le jour de repos de X pour éviter les «risques». Il nous a suffi de deux bières dans le bar Luna Park près du cinéma Beaulieu d'Aïn Sebaâ pour entamer une conversation riche en témoignages in vivo. X est un vieux de la vieille qui connaît la prison pour l'avoir pratiqué durant plus de 12 ans. Il sait que les psychotropes circulent en toute liberté et se dit outré par l' «anarchie qui règne à cause de gros dealers qui font presque la loi à l'intérieur». Comment est géré se trafic intra muros ? Pour X, c'est très simple : « il y a les familles, la mère, la sœur, le frère ou la femme d'un prisonnier accro qui fournit les pilules. Nous avons à maintes reprises, presque tous les jours trouvé des suspects qui cachaient les pilules dans le pain, dans les cartons de lait après les avoir vidés et recollés, enveloppés dans du cellophane et enfouies sous la nourriture, dans la menthe, cousus à des habits de rechange pour les détenus. Vous savez les techniques sont innombrables. Des fois, on coince des gens, des centaines de fois, la drogue passe sans que l'on puisse arrêter son flux. Si je devais énumérer toutes les «plaquettes de drogues (Karkoubi) que j'ai trouvées moi-même, il y a de quoi remplir un rayon entier dans une pharmacie. Pour certains, c'est un service rendu au prisonnier pour l'aider à passer le temps, pour d'autres, c'est un commerce établi en bonne et due forme. Nous savons, par ailleurs qui est qui et qui dirige tout le trafic, mais souvent ce sont des intouchables qui dribblent et graissent la patte à tous. Et quand on voit ce qu'un gardien de prison touche à la fin du mois, il ne faut pas être étonné de voir plusieurs d'entre nous faiblir et accepter quelques centaines de dirhams pour arrondir les fins de mois». X est formel, quelques gardiens plongent dans ce trafic et parfois même «ce sont eux qui rencontrent les familles à l'extérieur et font entrer les pilules par milliers en prison. Cela peut aller jusqu'à deux mille dirhams pour mille plaquettes. Ce n'est pas rien 2000 dhs quand on a des crédits, des enfants, l'école, le médecin, des frais insoutenables». La prison comme si vous y étiez Pour d'autres gardiens travaillant à la prison d'Oukacha à Casablanca, les psychotropes font partie du lot quotidien de leur travail. Ils savent que cela fait son chemin en secret, par des circuits parallèles, et ne peuvent rien contre cela : «le pire n'est pas seulement de voir un détenu se faire massacrer à coups de couteau, de voir le sang gicler, de côtoyer la mort au jour le jour, mais surtout de risquer sa vie car plusieurs détenus en ont après les gardiens, et nous ne sommes pas à l'abri d'un coup foireux, d'une lame qui pourrait venir achever nos vies. Le directeur de la prison a tout fait pour contrer cela, il a multiplié les manœuvres, étant conscient des dangers de ces drogues, mais il y a toujours des gens mauvais pour dealer ou faire entrer ‘zbel' à la prison. Il sait aussi que beaucoup d'entre nous ont peur. Il a une prison à garder et des milliers de détenus avec des milliers de paniers pour les visites, des dizaines de milliers de familles qui viennent pour les visites, c'est incontrôlable avec la meilleure volonté du monde. C'est la vérité que tout le monde connaît ». La vérité de la prison est celle, inconnue de nous tous vivant dans ce monde parallèle qui est la liberté. À l'intérieur, les codes changent, la société des incarcérés s'organise selon d'autres règles, d'autres lois. Nos sacro-saints concepts de la vie en communauté n'ont plus aucun droit de cité en prison. La frontière entre l'humain et l'animal est très vite franchie. Et la confection de nouveaux codes de conduite se trouve un terrain de jeu fertile, loin des lois, paradoxalement dans un endroit où l'on est censé payer pour avoir enfreint les codes moraux des hommes. «Une cellule est presque un pays. Il y a celui qui gouverne, qui joue au chef, il a ses hommes de main, ses sous-fifres, ses employés, ses sujets sur lesquels il fait tomber la guillotine quand il le veut. Il régente le tout, graisse la patte à qui il veut et se fait une place sous le soleil de Dieu. Ce sont ceux-là qui détiennent le marché de la drogue dans la prison. Il y en a trois ou quatre à Oukacha dont je ne pourrais rien vous dire sauf qu'ils sont intouchables. Souvent ils dorment à l'infirmerie, loin de la cohue des prisonniers et la marchandise est souvent cachée là-bas en toute sécurité. Et chaque sbire a trois ou quatre revendeurs qui font du porte-à-porte.»