Les multiples fuites en avant, effectuées dans un temps record, montrent que le chef de l'Etat algérien n'est pas le seul maître à bord. Ce, malgré les différentes mises en scène qu'il a tenu à réaliser ces derniers mois dans l'objectif de préserver cette image aux yeux de l'étranger. Dans cette foulée, les observateurs remarquent un retour significatif, discret certes, aussi bien de l'armée que de la sécurité militaire. Est-ce la fin de l'état de grâce accordé ? Les diplomates occidentaux en poste à Alger, plus particulièrement américains et français, affirment que la situation commence, à l'heure actuelle, à ressembler à celle des débuts du premier mandat d'Abdelaziz Bouteflika. En d'autres termes, certains centres de décision échappent d'ores et déjà au locataire du palais d'El-Mouradia. Ce qui a, selon ces diplomates, poussé ce dernier à saisir toutes les occasions- quelle que soit leur importance- qui se présentent, pour monter au créneau. L'essentiel pour lui maintenant, c'est de rappeler qu'il est là, partout, et qu'il est le seul et unique décideur. Parallèlement, les observateurs enregistrent un net fléchissement du pouvoir qu'avait Bouteflika depuis sa réélection. La preuve, les derniers remous des députés du FLN (le parti dont il est le président d'honneur) face aux chiffres avancés par le Premier ministre, Ahmed Ouyahia. Pourtant ces parlementaires savent parfaitement que ce tableau a été "dédicacé" par le grand patron. En effet, ces députés inscrits aux débats en grand nombre, ont mis en doute les chiffres qualifiés d' "imaginaires" présentés par le chef de l'Exécutif. Ils sont allés plus loin en déclarant qu'ils "ne reflètent pas la réalité du quotidien des Algériens". Un message que Bouteflika a reçu cinq sur cinq, et qui ne devrait pas tarder à le faire réagir en conséquence. Car, il constitue, en matière politique, les prémices à une éventuelle rébellion au sein du sérail. Ce qui rappelle le temps de l'ancien Premier ministre, Ali Benflis, qui a réussi à un moment donné de faire une OPA sur le parti. Dans l'entourage de la présidence, on n'hésite pas à laisser entendre que le chef de l'Etat est devenu de plus en plus méfiant ces derniers temps notamment, après le dernier remaniement ministériel, et l'arrivée du général à la retraite, Abdelmalek Guenaïzia aux affaires militaires. De plus, cet entourage estime que son comportement vis-à-vis de ses collaborateurs a changé. Il devient plus exigeant et plus menaçant lorsqu'il s'agit d'exécuter les ordres. Pour éviter son affaiblissement, Bouteflika doit rapidement marquer des points sur deux tableaux. Le premier, le projet de réconciliation nationale, qui ne semble pas beaucoup avancé. Ce, malgré l'ouverture tous azimuts aussi bien envers les Kabyles que vis-à-vis des islamistes ; et le recours aux services de l'ancien président, Ahmed Ben Bella, et tout récemment à ceux du cheikh, Youssef al-Karadaoui. Le deuxième projet, la réalisation, coûte que coûte, des grands axes du 2ème Programme complémentaire de soutien à la relance économique). Une initiative que Bouteflika avait lancée en 2001 et qui n'a pas réussi à décoller. C'est pour cette raison qu'il s'est, sans même consulter son ministre des Finances écarté, Abdellatif Benachenhou, engagé publiquement à investir dans les prochaines cinq années le montant de 55 milliards de $ dans des projets d'infrastructures. En brandissant cette carte, le président algérien aurait voulu défier ceux qui'il considère comme étant ses nouveaux contestataires au sein de l'establishment. Ces derniers, d'après lui, sont les responsables du sabotage de ces deux priorités. Connaissant mieux que quiconque les rouages du système et ses rapports de force qui changent en permanence, Bouteflika a choisi de passer à l'attaque à sa manière. Il décida cette fois de brouiller les cartes et de jeter, en même temps, un pavé dans la mare. En agissant de la sorte, il espère reprendre à nouveau la situation en main. Ce qui explique, d'après les diplomates occidentaux, l'ouverture de divers fronts presque au même moment. Prix des fuites en avant Les Algériens les plus avertis se rappellent très bien la déclaration de leur président à la veille du 8 mai dernier. C'est-à-dire lorsqu'il a fait monter les surenchères avec les Français. Dans un discours prononcé au Palais des nations, à l'occasion de la conférence nationale des cadres de l'Etat, Bouteflika disait sur un ton à la fois coléreux et menaçant: "je suis le premier responsable dans ce pays et je choisis que ce soit ainsi quitte à assumer toutes les responsabilités découlant de ce choix". Quelques jours après, le clash est intervenu. Aujourd'hui, les analystes politiques français, spécialisés dans les affaires algériennes, expliquent la tension provoquée de la part du pouvoir à Alger comme étant une fuite en avant pour absorber une situation interne qui a tendance à se compliquer dans les prochains mois. Ces analystes estiment que Bouteflika aurait voulu à travers ce "chantage" s'assurer que Paris ne le lâchera pas au cas où il serait confronté à des adversaires de taille. Du fait qu'il n'a pas eu apparemment la réponse qu'il souhaitait jusqu'ici, il a poussé son Premier ministre à déclarer que le "traité d'amitié qui devrait être signé avant la fin de l'année ne peut se faire avant que la France règle complètement les séquelles du passé". C'est dans ce même ordre de fuite en avant que le chef de l'Etat algérien a choisi le timing de la tenue du sommet maghrébin à Tripoli, pour adresser sa fameuse lettre à Mohamed Abdelaziz, patron du Polisario. Bouteflika savait d'emblée que le prix d'une telle missive sera l'annulation de cet évènement que Marocains et Algériens attendaient avec impatience pour normaliser définitivement leurs relations. Là encore, Bouteflika a voulu couper l'herbe sous les pieds de ses détracteurs au sein du régime. En provoquant le Maroc, il n'a laissé aucune carte entre les mains de ces derniers. Ils ne peuvent désormais plus l'accuser, comme cela a été le cas après le sommet arabe d'Alger, de céder au Roi Mohammed VI en annulant le visa et en s'apprêtant à ouvrir les frontières à la fin du mois de mai. Pis, il a encouragé Abdelaziz à hausser à nouveau le ton au point de menacer le Maroc de recourir à la guerre. Ces surenchères internes vont certainement continuer dans les prochains mois voire les prochaines semaines, surtout après les répliques virulentes de Rabat. Plus personne au sein du système algérien pourra, le cas échéant, s'attaquer au président. Ce qui lui permettra de gagner plus de temps pour manœuvrer et pour tenter de marquer des points sur le plan interne. Reste à savoir maintenant, quel sera le prix que devra payer le président algérien pour ces deux opérations de fuite en avant ? Pour ce qui est du premier volet, il est encore tôt d'évaluer l'impact de cet acte qui, au début, avait surpris le pouvoir en France notamment le président Chirac qui, d'une part, entretenait des relations privilégiées avec son homologue algérien et, de l'autre, répondait présent à chaque fois que celui-ci tapait à sa porte pour un coup de main européen ou même interne. Si Paris a opté pour calmer le jeu, c'est pour montrer à Bouteflika qu'elle est consciente de ses problèmes internes. Cependant, tout sera lié à la concrétisation du traité de paix avant la fin de l'année. Si les Français remarquent que les tractations ne vont pas dans le bon sens, Alger devra alors payer le prix de ce désengagement qui pourra se transformer en une adversité que son président ne pourra aucunement, dans les circonstances actuelles, assumer les conséquences. Ce, même si certains de ses proches collaborateurs ne cessent de répéter la phrase prononcée par leur patron selon laquelle: l'"Algérie n'a besoin de personne, ni des Américains, moins encore des Français". Pour d'autres qui sont plus réalistes, ils reconnaissent que la France a néanmoins une forte capacité de nuisance. Quant au deuxième volet, la provocation du Maroc dans l'affaire du Sahara, les Pays membres de l'UMA (Union du Magheb Arabe) ont fait savoir officieusement leur mécontentement à l'égard de cette initiative prise à la veille du sommet. Un chef d'Etat maghrébin l'a qualifiée dans une réunion restreinte de "politiquement incorrecte". De son côté, le colonel Kadhafi, tout en essayant de cacher sa colère a laissé entendre en souriant cyniquement qu'il comprenait les raisons "internes" qui ont obligé notre frère, Abdelaziz, à se précipiter de la sorte. Quoi qu'il en soit, le leader libyen qui veut donner encore la chance aux intermédiaires de sauver le sommet, est convaincu que parmi les raisons de cette fuite en avant algérienne, figure le fait de lui rendre la monnaie puisque certains clans du régime algérien accusent le Guide de la Jamahiriya libyenne d'avoir saboté le sommet précédent de l'UMA qui devait se tenir à Alger. Bouteflika qui connaît les conséquences de l'annulation de cet événement, plus particulièrement après le grand soutien qui lui a été accordé aussi bien par le souverain chérifien que par le chef de l'Etat libyen, aura intérêt à ajuster le tir. Si, bien entendu, la situation interne chez lui le permet. Au Caire, certains milieux proches du président Moubarak estiment que la provocation de Bouteflika était très mal placée. Elle sera mal vue par la majorité des pays arabes surtout après les gestes successifs d'ouverture et d'amitié effectués par le souverain marocain. Dans la capitale saoudienne Riyad, plus précisément au niveau du ministère des Affaires étrangères, on considère cet acte algérien comme une erreur politique du fait que Bouteflika préside, à l'heure actuelle, le sommet arabe. Cela dit, il devrait être plus responsable et plus rassembleur. les dérapages continuent Une preuve supplémentaire sur les difficultés internes auxquelles le chef de l'Etat algérien est confronté aujourd'hui. Son acceptation d'autoriser le général-major, Ahmed Gaïd Salah, chef d'Etat major de l'Armée nationale populaire, à se rendre à Moscou pour concrétiser l'achat de 50 avions Mig- 29 pour un montant de 1,5 milliard de $. Si ce contrat a été partiellement négocié du temps du général de corps, Mohamed Lamari, Bouteflika a préféré le reporter à 2006 après le départ de ce dernier. Pis, le président algérien avait dit à un haut responsable américain qui l'avait rencontré à New York, que l'Algérie devra utiliser la manne pétrolière pour développer ses infrastructures et booster sa croissance économique au lieu de la dilapider dans l'achat des armes. Cela dit, son acceptation de reprendre les négociations et l'acquisition prochainement d'armements pour unmontant de 500 millions de $ s'expliquent par la réussite de l'aile dure de l'armée à lui forcer la main. Le retour à la course à l'armement qui sera financé au détriment du développement économique et humain ne plait aucunement à la société civile algérienne. Cette dernière voit dans ces dépenses injustifiées, puisque la guerre est "interdite" jusqu'ici par les grands dans la région d'Afrique du Nord, une manière de revenir aux anciennes pratiques. En d'autres termes raviver les pots-de-vin et les commissions.