Entretien avec Jacky Jubien, directeur Renault pour le Maghreb et le Moyen Orient Il est l'artisan des accords avec le gouvernement marocain qui ont abouti à la reprise des parts de l'Etat dans la Somaca et à la mise en place d'un projet pour la fabrication du véhicule économique L90. Sur plusieurs points, Jacky Jubien cultive à la fois une certaine confidentialité mais également un optimisme sans mesure quant au succès du projet. Le seul bémol concerne l'appellation de la voiture : Dacia ou Renault. La Gazette du Maroc : pourquoi avoir choisi le Maroc comme plate-forme de production et d'export, et pas l'Algérie par exemple, qui est en passe de devenir un grand marché pour Renault ? - Jacky Jubien : deux raisons nous ont poussés à prendre cette décision. D'abord, il ne faut pas oublier que Renault est implanté depuis très longtemps au Maroc (n.d.l.r : depuis les années trente), ce qui n'est pas le cas pour l'Algérie. Ensuite, et c'est la raison principale, nous avons une collaboration avec Somaca et le tissu industriel des équipementiers qui date de plusieurs années. Dans le domaine industriel, un projet qui capitalise des acquis a toutes les chances de réussite. Peut-on comprendre que vous êtes pleinement satisfaits de votre collaboration avec le tissu industriel marocain ? - Oui, mais tout en sachant qu'on peut faire plus. Et c'est toute la dimension du projet L90. Nous pouvons faire beaucoup plus, tous ensemble. Nous savons déjà comment, de part et d'autre, travailler sur des process parfaitement standards et maîtrisés qui débouchent sur des objectifs de qualité et de coûts. La compétitivité est le nerf de la guerre. En particulier pour le projet L90, plus que n'importe quel autre projet. Concernant l'intégration du tissu industriel marocain dans ce processus, certains équipementiers estiment que vous avez mis la barre très haut en matière de coûts et que cela risquerait d'engendrer une certaine inadéquation entre les investissements nécessaires à un redéploiement et les volumes escomptés. - Nous sommes à un moment où les mutations profondes sont nécessaires. Il n'est plus possible de s'attacher au passé et à des méthodes qui ont permis autrefois un certain développement des activités. Et c'est vrai qu'avec le projet L90, le véritable objectif, c'est de se mettre en position de rupture, d'être ambitieux sur des cibles de coûts et de performances industrielles. Je pense à la qualité entre autres. Tous ça est nécessaire sans aucun doute pour le succès du projet. Ce succès sera d'autant plus grand et réel que tout le monde aura progressé de façon convergente. C'est pour cela que nous mettons la barre très haut. Nous l'avons mise très haut pour la L90, le produit lui-même et son cahier des charges. Nous mettons la barre très haut pour tous nos projets à l'international d'industrialisation de la L90. C'est la clé de réussite incontournable. Etes-vous certain que le tissu industriel marocain vous suivra inévitablement dans votre démarche ? - Oui, parce que notre démarche est positive et qu'elle est sans aucun doute une chance pour le tissu marocain de rentrer dans ce process. Le process que nous voulons mettre en place aujourd'hui va nous conduire à des performances industrielles, économiques et commerciales intéressantes. Il est le gage de la réussite aussi des autres acteurs et notamment les équipementiers. On parle d'un projet de dimension mondiale. Dans quelle mesure peut-on s'inspirer de l'échec de Fiat Auto Maroc afin d'éviter ses erreurs de parcours ? - D'abord je vous laisse la paternité du propos que le projet Fiat aurait échoué. Je crois vraiment que Renault a un projet stratégique d'approcher et de pénétrer des marchés à croissance forte, pourvu que l'on propose à ces marchés un produit qui corresponde à la création du marché du véhicule neuf et à son développement. Donc, notre projet est global. La L90 est un véhicule moderne, très orienté famille. C'est un produit qui offre une multitude de prestations à un prix accessible, sans doute dans des conditions tout à fait exceptionnelles, sans équivalence aujourd'hui dans le monde automobile. Pour être plus clair, au Maroc, il y a certainement des clients qui seraient désireux d'acheter un véhicule neuf, mais n'ont toujours pas la possibilité. Ce véhicule, nous le proposerons bientôt. Et c'est dans ces conditions que le marché va probablement se développer et que notre projet réussira et je n'ai pas de doute là-dessus. De part sa taille (4,25 mètres de long), est-ce que le L90 ne va pas créer un certain refoulement de la part d'une clientèle de berlines 2 volumes. Nous avons vécu l'expérience avec Fiat Auto Maroc quand il avait lancé la Siena avant la Palio ? - Notre démarche marketing peut se résumer comme ceci. Nous voyons bien aujourd'hui que les produits proposés en Europe et par d'autres constructeurs sont de plus en plus élaborés, mieux équipés et plus chers pour nos clients. Il y a donc à nos yeux une place pour un produit d'une définition différente, répondant à un concept et à un cahier des charges différent, pour accéder à un segment de marché que nous délaisserions avec notre gamme traditionnelle. Et c'est cette double offre en quelque sorte (une gamme large, européenne puis une offre plus orientée pour l'accès à l'automobile) qui va assurer le succès de Renault Maroc. Il y a une clientèle qui n'a pas forcément besoin d'une grande voiture, comme les jeunes cadres, les femmes citadines et les jeunes couples. Ceux-là préfèreront une petite voiture compacte, destinée essentiellement aux courts trajets urbains. - Je pense tout de même que, majoritairement, on a besoin d'un compromis entre un ensemble de prestations et un prix donné. Et qui peut le plus, peut le moins, s'il y a un peu plus de place, tant mieux. On devrait pouvoir se contenter d'un produit qui offre des prestations globales à un prix aussi accessible. Par ailleurs, on ne peut pas répondre à toutes les demandes, notamment individuelles. Vous avez introduit Dacia il y a presque deux ans, avec la Supernova et le pick-up. Ne pensez-vous pas que c'était une erreur de lancer des modèles très anciens et de prétendre convaincre le consommateur avec une voiture que vous dites moderne ? D'abord, vous aurez observé que nous n'avons pas lancé officiellement la marque Dacia au Maroc. Le Maroc aura été un pays où nous aurons testé les réactions des clients et du réseau par rapport aux produits. C'est un test grandeur nature. Et je vous prie de croire que ce n'était pas une erreur que d'observer. On peut toujours concevoir une stratégie sur papier, une politique ou des orientations, mais c'est pertinent aussi d'analyser les réactions du marché. Trop assimiler le nom de Dacia à Renault ne risque-t-il pas de cannibaliser Renault, qui n'a jamais réalisé des voitures populaires depuis la 4L ? - Notre approche marketing consiste à offrir un produit avec un certain nombre de caractéristiques, de confort, d'habitabilité, de modernité, de robustesse, de coût d'entretien limité… C'est le produit qui va s'imposer et trouver ses clients. Si le produit est, comme j'en suis convaincu, bon, il saura séduire. Nous pourrons à ce moment-là parler d'image ou de réputation. Mais vous avez raison, il faudra veiller au positionnement des produits, les uns par rapport aux autres. Vu les caractéristiques de notre marché et l'influence de Renault, n'était-il pas plus judicieux de baptiser ce véhicule Renault et pas Dacia ? - Je n'ai pas de réponse à donner à cette question. Pour des questions relatives à la politique globale de notre groupe, je vous invite à patienter car, au moment venu, nous vous donnerons des éléments de réponse. Le retrait de Fiat Auto des chaînes de montage de la Somaca a été pris comme une opportunité aussi bien par vous que par PSA Peugeot-Citroën, dans la mesure où vous avez réagi avec une gamme de véhicules utilitaires légers “berlinisés”. Comment voulez-vous conquérir des parts de marché avec un positionnement qui n'est pas clair ? - En Europe, les clients ne se sont pas posé la question sur le positionnement du véhicule à vocation utilitaire et du véhicule à vocation familiale. En fait, la question est de savoir s'il y a réellement un besoin dans ce domaine. Et moi je crois beaucoup dans les marchés du Maghreb dans la mesure où il y a une place beaucoup plus importante que par le passé pour les MPV (n.d.l.r Multi Purpose Vehicle). Ces véhicules qui sont finalement mixtes dans leur définition et peuvent à la fois satisfaire des besoins aussi personnels que professionnels. C'était probablement vrai autrefois pour l'Express et la R4 fourgonnette. En Europe, les constructeurs ont développé un nouveau concept qui a reçu l'adhésion du public. Et donc je ne vois pas pourquoi ici ce positionnement ne soit pas naturel. Laissons les clients réagir. Ce sont eux qui nous diront en fin de compte comment positionner nos produits. Autre point très important, nous avons constaté qu'entre 80 et 85% des VULE étaient transformés dès leur sortie de la Somaca en véhicules 5 places (avec une banquette arrière). Donc quelque part, on est en train de satisfaire de façon plus efficace ces mêmes clients. L'échec de la politique de Fiat Auto Maroc pour exporter ses voitures dans les marchés de la région ne vous interpelle pas, surtout que vous avez, d'emblée, misé sur l'export, alors que les accords bilatéraux entre pays ne sont pas avantageux ? - Tout projet comporte des risques liés à des options ou des orientations qu'on se donne. Et en général, pour réaliser les objectifs qu'on se donne, il faut une volonté. Il est vrai que ce projet repose sur un certain nombre d'orientations, d'objectifs et donc de volonté, qui ne sont pas toujours entre les mains des mêmes acteurs. C'est vrai que nous attendons beaucoup de la part des pouvoirs publics pour finaliser et signer des accords commerciaux. Mais je comprends aussi que l'Etat marocain ne peut pas décider seul, il faut que d'autres parties se manifestent. Donc nous avons une visibilité et nous savons aussi qu'il y a des limites. Personnellement, je pense que nous sommes engagés dans un processus où les échanges entre les pays du Sud de la Méditerranée vont être de plus en plus importants. Comment voyez-vous l'évolution et la répartition de ce marché d'ici à 2012, date à laquelle les droits de douane seront de zéro ? - Nous serons dans un marché ouvert. Toutes les actions que nous menons aujourd'hui doivent nous préparer à cette ouverture. Pour autant, je n'ai pas aujourd'hui une vision précise de ce que sera le marché en 2012. Nous travaillons dans un seul objectif : pérenniser l'industrie automobile marocaine dans un cadre compétitif. Comment voyez-vous l'évolution de l'actionnariat à la Somaca, surtout que Fiat Auto n'y exerce aucune activité industrielle ? - Nous ne sentons pas le besoin de nous renforcer dans Somaca, sinon nous l'aurions fait il y a quelques mois. Je crois qu'il faut bien distinguer différents statuts qui sont confondus. Dans le cas qui nous intéresse, il y a des constructeurs qui assemblent des véhicules dans les chaînes de la Somaca. Il y a dans le capital de Somaca des actionnaires, un conseil d'administration et la vie de l'entreprise est gérée dans ce cadre de partenariat entre différents partenaires. Et cette expérience de constructeurs qui sont concurrents sur le marché et qui se retrouvent autour d'une table pour une opération industrielle, c'est un schéma que nous connaissons bien puisque nous le pratiquons en Colombie avec Toyota. Nous croyons à la cohabitation des rôles même si les acteurs sont parfois les mêmes. Quelle sera votre démarche d'ici à juillet 2005, peut-on avoir un calendrier des opérations ? - C'est un calendrier qui se fait en marchant. Naturellement il y a des étapes qui sont très spécifiques à la conduite d'un projet. Ce que je peux vous dire c'est que nous n'avons commencé que dès septembre les premières réunions avec les équipementiers (prises de contact). Ensuite nous avons organisé ce que nous appelons les RAP (revue avancement projet) qui sont des réunions périodiques, tenues tous les mois à Paris ou à Casablanca. Ce qui nous permet de faire le point d'avancement de tous les chantiers. Et ne me demandez pas le nom des chantiers. C'est une foultitude de chantiers parce que l'industrie automobile est quelque chose de complexe. D'autant que nous ne nous arrêtons pas au seul domaine industriel, il ne faut pas oublier aussi la dimension distribution Maroc avec des volumes différents, la dimension exportation avec sans doute un aspect logistique spécifique en Méditerranée… Donc un projet qui a débuté vite, car nous voulons commencer à commercialiser les véhicules au deuxième semestre 2005. A quelle date pourra-t-on découvrir la L90 ? - Dès juin 2004, la voiture sera présentée officiellement à la presse internationale. Entretien réalisé par Hatim Kaghat