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Les téléphones du bout du monde
Publié dans La Gazette du Maroc le 12 - 01 - 2004

Quelque 20 centres d'appels sont installés au Maroc et font travailler chaque année un peu plus de 3.000 personnes dont près de 60% de femmes. Le coup de force des firmes internationales de la téléphonie qui sous-traitent certains services de manière avantageuse dans des pays tiers (le Maroc est 60% moins cher, est de faire croire aux usagers européens que l'appel est traité non loin de chez eux, par des personnes qui appartiennent à leur culture, qui connaissent bien le marché et l'environnement de la télécommunication locale. Or, dans certains de ces centres, un véritable parcours du combattant attend les candidats (es) pour devenir chargé(e) de clientèle. C'est ce qui est arrivé à notre interlocutrice dont nous rapportons ici le poignant témoignage. Dans ce centre d'appels hors du commun qui ne ressemble à aucun autre de la place, elle a craqué au bout de quelques semaines…
“Parle-moi du premier jour ?” Ce n'était point évident pour cette jeune femme de 26 ans qui sortait d'une profonde dépression. Elle était livide, avait maigri de six kilos et semblait quelque peu déboussolée après son expérience. Elle essaie pourtant : “à Casablanca, l'immeuble était moderne avec des bureaux à chaque étage. Tout était en verre. De l'intérieur, nous pouvions apercevoir la vie et les gens, eux par contre ne voyaient qu'une façade vitrée grise…” C'est un peu à l'image de ce qu'a vécu Meriem pendant les deux mois passés dans cette entreprise installée à Casablanca et spécialisée dans les services de la téléphonie. “Cette entreprise n'était pas comme les autres centres d'appels. Ici, c'est loin d'être rose”, dit-elle. Meriem a intériorisé sa souffrance à en tomber malade, a brouillé les faces de son être à se convertir en une autre personne, a perdu sa personnalité autrefois féminine et épanouie. Elle continue : “la première fois, j'ai remarqué que le centre d'appels n'avait pas de poste d'accueil à l'entrée, mais un gardien qui posait beaucoup de questions sans donner aucune réponse : où allez-vous ? Il est interdit de monter, il n'y a personne pour recevoir sans un rendez-vous. Quand je lui ai dit que j'étais venue pour passer le concours, son visage s'est illuminé d'un vaste sourire qui voulait dire : bienvenue en enfer…” D'ailleurs le charmant videur installé là par la direction lui a souhaité “beaucoup de courage et surtout de la patience”. Il savait de quoi il en retournait. La plupart des personnes qui postulaient pour le poste de “chargé de clientèle” passaient par là et s'en allaient au bout de quelques jours, quelques semaines, quelques mois quand elles n'avaient plus rien à perdre et qu'elles ne faisaient plus la différence entre un travail et une corvée, un employeur et un maître, le rendement et l'abnégation…
Meriem a fait des études universitaires en biologie, jusqu'à la troisième année lorsqu'un concours de circonstances défavorables lui fit abandonner la fac pour se recycler dans la vie professionnelle : “mon père est mort à cette époque et ma mère ne travaillait pas. J'étais l'aînée et j'avais trois frères et sœurs.” La jeune fille se case comme elle peut dans un laboratoire d'analyses médicales, mais elle désenchante au bout d'un an : “je gagnais une misère, 1600 dh, j'avais besoin de trouver un autre boulot.” Meriem garde un très mauvais souvenir de cette période de sa vie. Elle s'était retrouvée comme bon nombre de personnes à travailler durement pour moins que rien. Elle se sentait exploitée et frustrée d'être obligée d'accepter le deal : vendre sa santé et son intelligence au prix de la survie. Elle travaillera dans la restauration où elle s'était improvisée serveuse, dans le commerce en devenant vendeuse dans un magasin huppé du Maârif et, enfin, après une petite formation comme manucure dans un centre d'esthétique du quartier Oasis. “Je m'en allais après quelques mois avec la même angoisse me nouant la gorge”, dira-t-elle.
En juillet 2003, elle découvrit une annonce de journal très appétissante qui la laissa songeuse de longs jours. Un emploi pas trop dur à 3300 dh net le mois, avec des promesses de grimper rapidement à 6000 dh voire plus. Plus les avantages sociaux. C'était fait pour attirer les personnes de son genre avec des offres salariales piquantes, des promesses de carrière captivantes, des souplesses pour le niveau professionnel requis, le tout certifié par la nationalité étrangère de l'employeur qui signifie automatiquement dans l'esprit des gens rigueur. Selon l'annonce, il suffisait de savoir parler français et de savoir répondre à des appels téléphoniques. C'était le début du calvaire pour Meriem.
Examen psychologique pour embaucher
“Allô, c'est monsieur Claude Dubonnet à l'appareil, je souhaiterais résilier mon contrat d'abonnement téléphonique.” A quoi l'opératrice de téléphonie répond : “c'est Martine pour vous assister, monsieur. Si vous le désirez, votre contrat sera résilié dans cinq minutes, mais permettez-moi de vous demander les raisons de votre décision… Etes-vous mécontent de nos services ? Avez-vous trouvé de meilleures offres sur le marché? Pourtant, nous sommes leader parmi les concurrents et avons développé une stratégie de services jamais égalée en France…” La discussion continue encore et pourrait être la même captée dans un autre centre d'appels qui traite les demandes des clients d'une autre compagnie de téléphonie, espagnole cette fois-ci : “Buenos dias, estoy interesada en la promocion de las llamadas cortas que vi en la télévision esta semana. Vivo en Madrid y mi nombre es Maria Escobar.” A quoi l'opératrice va répondre : “dona Maria Escobar, me llamo Manuela y sere desde hoy la administradora de vuestra cuenta téléfonica…”Les deux opératrices marocaines ont réussi à se faire passer, le temps de leur communication avec les clients, pour des étrangères.
C'était comme çà, au début. On entre dans des bureaux calfeutrés, très in, avec des opératrices ravissantes qui essaient de sourire. Des chefs de services tirés à quatre épingles, un langage châtié, une atmosphère d'ouverture et de communication. On se croirait ailleurs, sur une autre planète. On est tout de suite ravi et on est prêt à signer et à commencer sur l'heure. On ne sait jamais ce que cache un sourire, ce que dissimule une fleur… Meriem entre dans une pièce où une vingtaine de femmes et de garçons, de dix-huit à trente-cinq ans, attendent déjà: “Nous avions rendez-vous à 8h30 pour l'examen mais on nous a fait attendre presque une heure.” Première étape, premier contact, le contrat. Deux jeunes femmes entrent dans la pièce pour expliquer le type de convention à laquelle seront soumis les heureux élus de l'examen. On leur apprend par exemple qu'ils auront un premier contrat durant un mois avec une formation payée 1350 dh. Mais ce qu'on ne leur dit pas, c'est que l'entreprise va les “essayer” durant plus de dix jours dans des situations réelles. Ainsi, on peut lire noir sur blanc cette clause dans les brochures de formation d'intégration remises aux candidats : “s'entraîner sur des situations clients pendant 10 jours avant une prise de fonction effective.” Puis dans la salle d'étude, commencent des questions collectives : “que savent les candidats sur la société employeuse ? Que faisaient-ils avant de postuler pour le poste ? Que cherchent-ils dans la vie ? ” Meriem et les autres répondent comme ils peuvent et mettent en avant, bien sûr, leur motivation et leur savoir-faire pour cadrer avec l'environnement et les belles paroles des formatrices. Cet état d'esprit est présent au moment où l'“examen écrit” commence. Séparés en deux groupes, les candidats doivent répondre à des questions bizarres et souvent saugrenues comme : “combien y-a-t-il d'arrondissements à Paris ? Citez des monuments célèbres de France ? Quels noms de supermarchés connaissez-vous en France ?” Cela détonne et Meriem nous avoue en plaisantant qu'elle “aurait mieux fait de potasser un livre d'histoire et de civilisation françaises avant de venir pointer au concours d'admission du centre d'appels.” En cas d'embauche, Meriem et les autres candidats le savent, chacun se choisira un prénom français comme “Caroline, Muriel, Jacques ou François…”.
C'est pour faire vrai et passer pour des employés basés en France. Quand les copies des candidats sont remises aux formatrices, une longue attente débute dans la pièce exiguë avant la proclamation des “résultats”. La deuxième phase de l'examen sera l'entretien oral individuel qui a lieu à la va-vite et sans réelle organisation. Les deux formatrices deviennent des profs sévères et qui ne rigolent plus. Derrière un bureau, elles font semblant de discuter entre elles sur les potentialités de chaque candidat, puis leur posent un à un des questions. Elles reviennent en fait sur les motivations de chacun et cherchent à en savoir plus sur leurs conditions de vie, leur passé, leur caractère profond.
Selon Meriem, l'entretien d'embauche et le questionnaire soumis aux postulants ont un revers de la médaille car “dans ce centre d'appels, ce qui leur importe dans tout ça, c'est de savoir si les personnes peuvent convenir psychologiquement, si leur profil est adapté à ce qui les attend. Il faut deux choses pour être accepté dans les centres de téléphonie : maîtriser la langue orale française et ne pas avoir d'accent flagrant; avoir un caractère de subordonné et accepter sans ciller des conditions de travail dépersonnalisantes et éreintantes. Les indépendants, ceux qui sont là pour arrondir leur fin de mois, on n'en veut pas car ce seront des sujets incontrôlables pour la société. Je crois que j'ai choisi la mauvaise société…” Les formatrices ont donc une démarche de psychologues pour vérifier le degré d'autonomie psychique et financière des candidats. Pour preuve, raconte Meriem, parmi le groupe de vingt personnes qui a passé le concours avec elle, les formatrices n'ont pas convoqué par la suite deux femmes : l'une venait de la radio et semblait comme un poisson hors de l'eau, l'autre était une jeune bourgeoise très “classe” qui s'ennuyait chez elle et avait décidé de travailler pour s'occuper un peu. “C'était clair qu'elles allaient se révolter au bout de deux jours de travail” dit Meriem.
Travailler sous la menace de l'humiliation
Elle était très grosse et était complexée. “Je crois qu'elle se venge de nous”, explique Meriem. La chargée de la formation d'intégration, qui a pris en main Meriem et ses camarades pendant un mois, disait à chaque fois à la jeune femme : “destresse, tu me stresses…” C'était le leitmotiv de la formatrice qui s'en remettait aux subtiles nuances de la langue pour agresser, dominer, humilier verbalement les futurs employés de la société. Elle en veut à tout le monde et se décharge de la haine qu'elle a de son boulot, de ses supérieurs qui sont aussi intransigeants avec elle qu'elle l'est avec les autres, de sa vie tout court qui l'a fait atterrir dans ce lieu sinistre. Le comble c'est qu'il faut toujours dire qu'on aime son boulot et que tout va bien… La charmante dame de fer officie dans une petite salle d'étude, avec un petit mur utilisé pour la projection, un tableau noir de la taille d'un mouchoir et des ordinateurs posés sur des tables. Entre eux, les futurs employés appellent l'endroit la “salle des tortures.” La formatrice ne laisse rien passer. Ainsi, le premier jour, sous prétexte que l'une des filles avait oublié son stylo, elle commence : “Ah, c'est du beau, ça débute bien pour toi… Tu oublies ton stylo le premier jour. Ça sent le désordre et le laisser-aller chez toi. Tu ne feras pas long feu chez nous, je le pressens, etc”.
Dans cet antre supposé servir la communication et la proximité des êtres, l'un des arguments forts de la stratégie d'embauche consiste à culpabiliser les gens. C'est un vieux truc qui marche encore et le tout est enrobé dans de la paperasserie officielle et des contrats dûment signés par la direction générale. Meriem laisse tomber philosophiquement : “le faux est parfois plus vrai que le vrai…” Elle explique alors que le but de la formation, étalée sur trente jours mais comportant le tiers de travail effectif qui arrange bien la société, est “d'identifier les produits et les offres du groupe et de comprendre leur fonctionnement. Les clients nous appellent de France et nous traitons leurs demandes à Casablanca. Cela va des renseignements et abonnements téléphoniques, des résiliations de contrats, des réclamations des clients, jusqu'à la présentation des nouveaux produits et des promotions prévus pendant l'année.” Meriem ne sait plus si elle était opératrice de téléphone ou commerciale… Elle se souvient de l'une de ses premières opérations au téléphone, avec un client qui appelait de Rennes : “je venais de finir ma formation. Après ce coup de fil, on est venu me dire que c'était très mal car j'avais loupé l'affaire. Il aurait fallu que j'insiste plus pour que le client achète l'une des promotions à trente euros que je lui proposais. J'étais angoissée toute la soirée en rentrant chez moi, car dans le Centre d'appels chaque réprimande est lourdement comptabilisée sur une balance invisible. Je ne savais plus quoi faire et n'avais aucune maîtrise du marketing…”
Meriem précise que le système de travail est très rigide et la direction générale est toujours prête à sanctionner les contrevenants. Ainsi pour huit heures de travail par jour, les chargés de clientèle n'avaient que cinq minutes de repos par heure : “imaginez, nous passons huit heures par jour au téléphone. Notre profession se limite à cela, répondre au téléphone. Au début, j'ai eu les oreilles rouges, une migraine qui a tenu une semaine et des maux de tête qui me harcèlent encore aujourd'hui... Si seulement c'était un travail à mi-temps… J'aimerais savoir ce qu'en pense un psychologue et si l'inspection du travail est au courant de ces méthodes.” Durant les heures de boulot, il est interdit d'allumer son propre téléphone portable, de bavarder et surtout de venir en retard. C'est le sacro-saint principe de la société. Travailler à la minute près. C'est simple, lorsque les employés arrivent en retard trois fois, ils sont virés. Et Meriem ne parle pas de longs retards, mais “il s'agit de retards durant les pauses de cinq minutes.” Ainsi la première fois que l'on arrive en retard, c'est à une séance d'humiliation que l'on a droit. “La première fois, il faut se lever devant tout le groupe et chanter ou raconter une histoire drôle pour faire rire les autres”, affirme Meriem. La deuxième fois, le contrevenant est convoqué chez le supérieur pour un sale quart d'heure. La troisième fois “la direction nous convoque et nous annonce que l'on est viré… Voilà, c'est comme ça que ça se passe.” Meriem se souvient de Mohamed, un homme de trente ans, à peine recruté dans la société : “le deuxième jour de sa formation, il avait trouvé les toilettes occupées et comme il était pressé, il a attendu un peu sans faire attention à la pendule. En revenant, l'une des responsables lui a demandé de chanter. Il n'en revenait pas. Il croyait que c'était une blague. Le pauvre, il ne connaissait pas encore la boîte. Dans ses petits souliers, il l'a fait, tout rouge, honteux comme jamais… Ensuite la responsable lui a dit que la prochaine fois, il saura à quoi s'attendre.” Dès lors, les nouveaux employés de la promotion firent très attention. Ils étaient domptés et avaient tout saisi.
Dans le centre d'appels en question, tous les employés font leurs besoins entre midi et deux. Par contre, la grosse dame de la formation n'avait aucun compte à rendre aux futurs employés. Ainsi, une fois, elle est venue en retard au cours et les candidats lui ont fait la remarque en plaisantant. Sa réponse du tac au tac : “je n'ai de compte à rendre qu'à mes supérieurs, vous je me fous de vous.”
Au bout du parcours, après deux mois passés dans l'engrenage de la profession, Meriem a craqué. “Les clients qui appelaient ne devaient surtout pas savoir que nous sommes basés au Maroc. Nous devons jouer la carte de la francité jusqu'au bout. J'était devenue Anne et je le restais entre nous pendant les pauses-café.” Les personnes qui travaillent dans les Centres d'appels souffrent toutes de dépersonnalisation. Elles perdent leur identité, doivent effacer toute trace de leur âme pendant leurs conversations avec les clients qui appellent de Paris, Tours ou Bastia.
Au fil des jours, le corps cède et commence à souffrir de porter le combiné téléphonique collé aux oreilles. De petites crises ont commencé, des larmes esseulées, des coups de gueule entre amis, jusqu'aux premières fautes professionnelles commises dans l'entreprise….


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