Tripoli renonce aux armes nucléaires Le colonel Kadhafi vient d'annoncer que son pays abandonnait définitivement tout projet visant à se doter d'armes de destruction massive (ADM). Cette décision a surpris la plupart des chancelleries. Analyse des considérations intérieures et extérieures ayant conduit le chef de l'Etat libyen à adopter une telle attitude. Vendredi 19 décembre, le Colonel Mouamar Kadhafi a créé la surprise. La Libye qui a, des années durant, démenti l'existence de tout programme du genre a renoncé aux armes de destruction massive. Deuxième surprise : George Bush, en personne, a tenu à saluer cette mesure qui, selon lui, fera en sorte que la Libye réintègre la communauté internationale. Reste à savoir cependant si la Libye possède réellement le matériau nécessaire pour confectionner une bombe nucléaire et des armes chimiques. Ou n'est-ce qu'une carte supplémentaire, offerte par son président au président américain pour l'utilisation suivant le cours des sondages actuels, à l'instar de l'arrestation de Saddam Hussein ? Quoi qu'il en soit, le pays du “Livre vert” et “La révolution du Fateh toujours” est annexé depuis un certain temps à la locomotive américaine. Plus, la Jamahiriya ne tardera pas à devenir l'un de ses fers de lance dans le monde arabe. Juste après la révélation du leader libyen et sa “volte-face” médiatico-nucléaire, des responsables des renseignements américains ont annoncé qu'ils avaient découvert, lors de visites secrètes non datées, l'existence d'un programme de production d'uranium enrichi et plus développé que l'on pense. Cependant, les Américains n'ont rien trouvé de concret qui établit la preuve de la production de matière radioactive nécessaire pour la fabrication de l'arme nucléaire. Une découverte de cette gravité, même incomplète, chez l'un des Etats de “l'axe du mal” n'est-elle pas suffisante pour “menacer la paix dans le monde et en Occident” ? Et partant, inciter les Etats-Unis comme d'habitude, à brandir leurs menaces et pousser l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) à accomplir son devoir, à savoir procéder aux inspections sur le terrain ? Un responsable libyen, qui a participé à un certain moment aux négociations qui ont eu lieu entre Libyens et Américains, après médiation britannique, dans plusieurs capitales européennes et maghrébines et qui a été écarté pour “souplesse insuffisante”, a affirmé au cours d'une rencontre privée, que le dossier des armes de destruction massive n'a jamais figuré dans l'agenda des négociations principales. La raison en est très simple. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne savaient pertinemment “qu'un programme de ce genre n'a jamais existé”. La campagne menée tambour battant par l'ancienne Administration américaine, depuis plus d'une décennie, a été suffisante pour dissuader certains membres de la direction libyenne à renoncer définitivement à recourir “au savoir de certains scientifiques de l'Europe de l'Est”. A cette époque, l'Amérique avait menacé de frapper “Alrabta”, l'usine pharmaceutique offerte, au début des années 80, par une société allemande. Diktat et engagement Selon les informations du responsable libyen confirmées par d'autres sources françaises et maghrébines, Washington avait posé plusieurs préalables avant d'entamer les négociations. Les conditions portaient sur un accord préalable, dont le Colonel Kadhafi se porte garant et qui a été transmis plus tard par Mustapha Jazouli et Seïf Al Islam Kadhafi, à propos de plusieurs points. Entre autres : reconnaître sans condition la responsabilité libyenne dans l'affaire de Lockerbie, indemniser les familles des victimes sans contester le montant requis, dévoiler la nature des relations mutuelles en matière de renseignement et de la coopération militaire entre Tripoli, l'Iran et la Syrie, surtout en ce qui concerne le soutien aux mouvements de libération et les organisations dites terroristes. La Libye doit aussi cesser d'aider financièrement la résistance palestinienne et s'aligner sur les positions américaines lors des sommets et autres rencontres arabes, continuer la coopération dans la lutte antiterroriste menée par l'Amérique et soutenir également l'ingérence américaine en Afrique noire. Les Américains ont aussi mis l'accent sur l'abandon définitif de la part de la Libye, de toute idée de diversifier l'association en matière d'hydrocarbures, éviter de tomber dans l'erreur déjà commise par le président irakien Saddam Hussein en ce sens. Par ailleurs, Tripoli doit peaufiner un projet de loi visant à ouvrir le secteur aux investisseurs étrangers. En d'autres termes, accorder la priorité quasi-absolue aux compagnies pétrolières américaines. Last but not least : faire accéder les pro-Américains aux postes de commandes et cercles de décisions. Toutes ces conditions ont été préalablement approuvées par la Libye avant les négociations secrètes devenues semi-publiques par la suite. La Grande-Bretagne a effectivement laissé délibérément filtrer des informations sur les pourparlers afin de préparer les opinions publiques américaine et internationale. Dans ce même contexte, le même responsable libyen a ajouté qu'à l'exception de certaines médiations à propos de “Lockerbie” en particulier , assurées par des Etats comme l'Arabie saoudite, l'Egypte, le Maroc, la Tunisie et l'Afrique du Sud, en la personne de l'ancien président Nelson Mandela et certains Américains du lobby prônant le retour des compagnies pétrolières en Libye – Chrysler Crooket, le président du Conseil Atlantique et Roben West, l'un des grands responsables à l'époque Ronald Reagan entre autres – aucune tentative de ce genre n'a eu lieu. Contrairement aux informations rapportées par certains médias arabes faisant état du rôle joué par des personnalités arabes dans l'affaire des armes de destruction massive. Dès le début des négociations, et avant même la dernière “surprise” de Kadhafi, Tripoli a tenu à honorer ses engagements au médiateur britannique. En signe de bonne intention et pour prouver sa coopération sérieuse, la Libye a effectivement remis lors de la deuxième rencontre, une liste de plus de 170 islamistes originaires de différents pays arabes. Des fichiers détaillés sur leurs activités, passées et actuelles, et des renseignements sur les relations que certains parmi eux ont entretenues avec Al Qaïda. Selon certaines sources, les services libyens dirigés par Moussa Koussa, auraient monnayé l'arrestation de certains islamistes pour les livrer par la suite. Au cours du troisième round des négociations, l'un des représentants libyens a présenté des documents qui prouvent que son pays a abandonné le soutien financier à la résistance palestinienne et la rupture depuis 1993 de toute relation avec les mouvements de libération. Et dans le cadre du soutien de l'infiltration américaine en Afrique noire, Tripoli a mis tous ses réseaux travaillant dans ce continent - Association Addaâwa Al Islamiya”, dirigée par Dr M.A. Chérif et les réseaux qui travaillent pour son compte à travers les institutions et les projets initiés récemment par la société afro-libyenne de l'investissement étranger – au service de la stratégie mise en œuvre par l'Administration Bush. Tripoli a en outre mobilisé ses capacités pour affaiblir l'influence française dans plusieurs pays africains, jadis considérés comme point de repère ou plaque tournante de la politique africaine de la France. Dans ce même ordre d'idées, Kadhafi a émis des “messages” à l'égard de Washington. On y décèle qu'il est à même de fausser les cartes de quiconque se met sur le chemin de l'Amérique. D'où, éventuellement, l'action continue pour faire échouer toute solution du problème des indemnisations aux familles des victimes de l'avion “UTA”. D'où aussi, son retrait à la dernière minute des négociations bilatérales, prévues entre lui et le président français Jacques Chirac, lors du sommet “5+5”, tenu à Tunis, et dont le but a été la résolution de ce problème. Kadhafi s'est pourtant engagé envers son homologue tunisien Zine Al Abidine Ben Ali d'œuvrer dans ce sens. Ce n'était d'ailleurs pas la seule provocation : certains inculpés dans l'affaire de l'avion ont été délibérément choisis par Kadhafi pour faire partie de la délégation libyenne l'accompagnant à Tunis ! Pire : il a fait semblant de dormir lorsque le président Chirac prononçait ses discours lors des séances d'ouverture et de clôture du sommet. En signe de bonne intention, le leader de la révolution libyenne a adressé des messages aux services américains qui, en clair, expriment son intention de limiter les prérogatives des “comités révolutionnaires” et priver de leurs privilèges certaines de ses figures emblématiques. Outre la prédisposition sérieuse d'intégrer l'économie de marché, mettant ainsi fin à l'économie dirigée taxée de “répugnante”, Kadhafi a annoncé la mise en œuvre d'une série de mesures sur les plans financier et bancaire. “Le leader” a exécuté la condition relative à l'accès des amis de l'Amérique aux sphères décisionnelles en imposant l'élection par le parlement de “Choukri Ghanem”, l'ancien ministre libéral de l'Economie, au poste de chef du gouvernement en faisant fi de la volonté de certaines personnalités du centre du pouvoir au sein du régime. Kadhafi a également promu au poste de premier conseiller l'ex-ministre du Pétrole, Abdallah Salem al Badri, l'un des hommes de l'ex-ministre des Affaires étrangères, le défunt Omar Al Mountassir. Tous deux sont considérés comme étant le “produit” du Consortium Oasis qui comptait dans le passé le groupe des compagnies pétrolières américaines en Libye. D'autres Libyens pro-américains prônant la privatisation du secteur bancaire, à l'exemple du président de “la Banque libyenne du commerce et du développement”, Jamal Abdelmalek et le président de l'Union des chambres de commerce libyennes, Moubarak Chérif, ont vu leurs positions renforcées. Cette ouverture lui a valu une réaction américaine encore plus engageante : les USA ont encouragé une délégation du FMI à visiter la Jamahiriya et à publier un rapport favorable à ce secteur et au marché financier libyen. Ceci étant, force est de constater que la possession par la Libye d'armes de destruction massive ne figurait pas parmi les priorités négociées. La question n'a pas été non plus parmi les conditions principales, au-delà de ce qui a été dit à propos des pressions exercées par Bush et Blair sur Tripoli pour avouer la possession d'armes interdites. La “leçon irakienne” est aussi loin des faits. Car si Washington voulait s'en prendre au régime de Kadhafi, sous prétexte qu'il possède des armes de destruction massive menaçant les pays voisins et les USA, elle aurait mobilisé tout le monde notamment ses alliés afin de mener une “opération anticipative”. Pour un régime militairement faible tel le régime libyen les retombées sont on ne peut plus faciles à deviner. Quant aux estimations publiées par l'Amérique sur un éventuel développement notoire, depuis 2000, de l'armement nucléaire, elles sont “montées de toutes pièces”, selon la majorité des experts de l'Union européenne. Pourquoi l'Amérique n'a rien fait, laissent-ils entendre, pour arrêter ces processus au moment convenu ? En dépit des doutes, et la volonté d'amplifier les capacités libyennes en armement nucléaire de la part des services de renseignements américains, et malgré le commentaire du président américain et la déclaration du Premier ministre britannique dont le but était de donner de l'importance et du sérieux au marché conclu et d'en faire une victoire personnelle pour chacun des deux, il n'en demeure pas moins que la vérité est tout autre. Kadhafi et son régime ne constituent, et ce depuis la deuxième guerre du Golfe, aucun danger pour la paix mondiale. La distance qui le sépare désormais de ses anciens alliés militaires, la rupture totale avec les organisations dites terroristes, la baisse du budget militaire à moins de 5 % de son montant global, la transformation du nombre d'usines dédiées à l'industrie lourde en usines de produits de consommation, la suspension de tout contrat avec les experts étrangers dans tous les domaines, sauf la santé et l'infrastructure sont autant de preuves que la Libye tiendra ses promesses. Et ce, malgré le rappel américain pour la vigilance et le suivi pour parer à un éventuel désengagement dans l'avenir”, sous prétexte que Kadhafi reste “aussi imprévisible qu'insaisissable”. Retombées pratiques Après l'exécution de ces diktats, les bons et “loyaux services” et la dernière déclaration de renoncer à son programme d'ADM en sa possession, ce qui constitue une nouvelle victoire diplomatique et personnelle de l'axe Bush-Blair, la Jamahiriya serait-elle en passe de devenir un nouvel allié de Washington au sein du monde arabe, en général, et de son Maghreb en particulier ? Et donc, au sein du continent africain ? Ces questions et d'autres encore sont, depuis le début de la semaine passée, posées par la plupart des chancelleries occidentales intéressées par ces zones du monde. Malgré l'engagement personnel du leader libyen, certains milieux dans les capitales européennes concernées doutent de la sincérité du chef libyen et de sa volonté d'aller jusqu'au bout de ses engagements. Par ailleurs, d'autres parties redoutent une confrontation interne dans la Jamahiriya avec les courants qui ne supportent plus “les prémices du chef” et ses fils qui ont, selon ces mêmes sources, dépassé toutes les limites. Et ce, au moment où les forces démocratiques se sont mobilisées ces derniers mois, dans une clandestinité totale, en vue de soulever les dossiers de liquidation de plusieurs opposants libyens. Une action qui ne manquera pas selon les analystes de ternir le “scoop médiatico-nucléaire” de Kadhafi. Autre point, autre paradoxe. Nombre de présidents de compagnies pétrolières américaines, qui ont fait partie du “Consortium Oasis” et n'ont jamais été privées d'autorisation malgré la rupture diplomatique dues aux sanctions qui ont duré deux décennies, ont pu parvenir, 48 heures seulement avant la volte-face de Kadhafi à un accord avec l'Administration américaine – le vice-président Dick Chenney précisément – visait à soustraire la Libye des “Etats voyous” dans un avenir proche. En tenant compte bien sûr de l'importance des réserves pétrolières existantes estimées à 36 billions de barils, pas très bien exploitées. Selon un rapport de la commission européenne à Bruxelles, réalisé après l'accord sur Lockerbie et l'occupation de l'Irak, les compagnies américaines et canadiennes, ont déjà commencé leur retour sur la scène libyenne. Sur la pointe des pieds. Les investisseurs pour leur part, commencent à se mobiliser par le biais de bureaux spécialisés pour étudier le terrain. A savoir, faire l'état des lieux sur la capacité du nouveau gouvernement libyen de réussir aussi bien la promulgation d'une résolution qui ouvre le chemin dans les secteurs des hydrocarbures et de la pétrochimie pour l'investissement étranger que la mise à niveau des secteurs bancaire et financier et la réforme de la justice. En tout état de cause, le “marché” conclu à propos de l'affaire Lockerbie et les autres marchés, secrets et publics confondus y compris les démonstrations tapageuses, tel le renoncement aux ADM sans exiger le même engagement d'Israël ne sauraient être, selon les observateurs, traités de manière partielle ou exceptionnelle. La question pour Washington concerne, en fin de compte, l'avenir politique et économique de la Libye et son rôle dans son environnement occidental en général et maghrébin en particulier. Le signal en a été donné par l'Algérie qui a décidé sur une demande libyenne de reporter le sommet de l'UMA. Selon ces observateurs, le ralliement de la Libye à la locomotive américaine, et la substitution momentanée du pétrole irakien à celui libyen est sans aucun doute une des clefs supplémentaires pour la réussite de la stratégie américaine. Non seulement en Afrique du Nord mais dans le continent africain en entier. Les agissements de Kadhafi, lors du sommet “5+5”, ont incité les chefs d'Etat maghrébins présents à méditer les retombées de la normalisation des relations américano-libyennes sur leurs intérêts et leur influence dans la région. L'un d'eux s'est même demandé jusqu'où ira la provocation du régime libyen et sa tentative d'imposer sa volonté dans la prochaine étape. Les pays maghrébins prennent en compte de ce fait, la situation de la Libye, sa richesse, son non-endettement et ses excédents budgétaires continus, une Libye confortée dans sa position de pays riche par son potentiel monétaire, en devises, sans compter l'or et les investissements étrangers qui lui assurent un revenu annuel de plus de 5 billions de dollars. Ces mêmes Etats n'écartent pas le rôle que jouera Tripoli dans la conception américaine et les projets de partenariat de Washington dans la région. Un chef d'Etat maghrébin n'a pas hésité à le comparer au rôle de l'Espagne en Europe. Certains milieux ont laissé entendre que la Libye redoutait une frappe américaine, comme ce fut le cas en Irak, or la réalité est tout autre. Car la Libye ne possède pas, de l'avis même des Américains, d'arsenal d'armes proscrites, d'une part, et d'autre part elle bénéficie de la bienveillance d'un “parrain” très estimé à Washington, la Grande-Bretagne, en l'occurrence. Quelles que soient les déductions, le dernier pas de Kadhafi est une belle performance pour l'Amérique et son allié, et un prélude pour plus de pressions politiques à l'encontre du reste de la région arabe.