Entre le salut des contrats et le calvaire des arnaques Le «Far-Est» n'est pas cette oasis perdue dans l'ardent désert du Golfe. Il devient une destination convoitée par des milliers de Marocains, à la recherche du meilleur des mondes. Mais à quel prix ? L'ANAPEC, Al Najat, Khaleej contact, la convention d' El Bahrein et des vendeurs de rêves sont à l'affiche. Ils étaient des dizaines à guetter “un infirmier en chef”, caracolant à l'entrée des urgences de la clinique Dar Salam, reçus, bleus à la main, espoirs et craintes au cœur. “ Apte ” ou “ inapte ”, quelques-uns connaissent la réponse, d'autres invoquent la clémence de l'unique clinique accréditée par la société émirati Al Najat pour l'“ Opération 22.000 emplois ” supervisée par l'ANAPEC. Mais en attendant l'infirmier, des hommes se tordent les méninges, en proie aux doutes et au désespoir. Ceux qualifiés d'“ inaptes ”, dont les noms sont affichés sur les listes des agences de l'ANAPEC (Agence nationale de promotion de l'emploi et des compétences) se rongent les sangs. D'ailleurs, deux originaires de Meknès s'impatientaient depuis 15 jours, sans réponse. Mais ce matin du vendredi 26 avril, plus calme que de coutume, ils connaîtront la sentence et de vive voix, sans dossier médical à examiner et sans langage crypté scientifique. Silence du staff paramédical “J'ai lu “ inapte ”, je les ai appelés de Meknès à plusieurs reprises, mais ils ne m'ont pas répondu. Il paraît qu'ils ont décelé plusieurs cas de séropositivité. Je voulais voir un médecin pour connaître les causes de mon inaptitude. Mais ils ne veulent pas me remettre mon dossier médical”. Un autre candidat, dont l'angoisse de l'inaptitude libère l'imagination, ainsi que celle de sa famille entière, nourrit des hypothèses de maladies irrémédiables. Une jeune femme nous assure : “nous sommes là depuis le matin, à attendre l'avis du médecin. Mon frère et toute la famille, d'ailleurs, n'ont pu fermer l'œil depuis 10 jours. Il s'est imaginé atteint de toutes les maladies incurables”. Ces personnes n'auront pas de diagnostic médical, mais elles auront la satisfaction d'entendre qu'elles sont en fait aptes à travailler. La souffrance endurée s'explique par le silence du staff paramédical, voire par une réticence hostile, et des accusations de “transgression des périmètres de la clinique sans autorisation préalable ”. Mais si une partie du personnel interprète l'assistance médicale en termes de haute sécurité, le système organisationnel de la clinique s'est mobilisé pour accueillir un millier de candidats par jour, nous assure un responsable de ladite clinique : “Il s'agit d'une opération de grande envergure, où la clinique est appelée à accueillir des milliers de candidats des différentes villes marocaines. Nous sommes les seuls à être habilités à traiter les dossiers médicaux des candidats. Nous avons conclu un contrat d'exclusivité avec la société émirati, qui a, auparavant, fait appel à plusieurs cliniques privées pour assurer le bon déroulement de l'opération. Par ailleurs, la clinique Dar Salam est la seule à répondre aux critères préétablis par ladite société émaratie. Grâce à une superficie de 3137 m2, sur 4 niveaux, un staff médical constitué de 50 médecins et un personnel paramédical composé de 160 personnes, nous sommes de loin la première clinique privée du Maroc.” Notons que la signature du contrat remonte à 3 mois, alors que l'inauguration de la clinique date de janvier dernier. En outre, Réda Rami El Yahyaoui, coordinateur d'Al Najat, corrobore les propos des représentants de la clinique Dar Salam : “Il fallait qu'une seule clinique assure cette opération pour garantir la crédibilité des résultats et éviter aux candidats marocains des contre-visites, une fois arrivés aux Emirats arabes unis. Ce qui aurait coûté trois fois plus cher aux candidats, puisque ces derniers auraient alors été obligés de couvrir les frais du transport, en cas d'inaptitude. Par ailleurs, la société émiratie a préféré le secteur privé pour assurer le bon déroulement de cette opération, sachant que des fraudes sont fréquemment signalées dans le secteur étatique.” Si la société émiratie aspire à la transparence et au bon fonctionnement, l'organisation de Dar Salam révèle à l'inverse des failles structurelles. En effet, au-delà des “rumeurs” émanant de candidats, qui accusent quelques responsables paramédicaux de démarches frauduleuses, la clinique ne fournit pas de dossier médical à l'intéressé et se charge de communiquer le diagnostic de son état à l'ANAPEC, suivant un numéro d'ordre établi par l'agence, laissant ainsi le candidat en proie au doute. Alors qu'un responsable de la clinique Dar Salam confirme le droit du candidat à avoir accès à son dossier médical, l'attitude du personnel paramédical affirme le contraire. Toutefois, Rached Chafik, directeur général de l'ANAPEC, nous l'assure: “l'agence n'a pas été avisée du choix de la société émiratie et que c'est suite à l'exigence de ce futur partenaire que les agences de l'ANAPEC orientent les candidats vers cette clinique”. 45.000 demandes déposées Notons que 19.000 candidats ont passé les tests médicaux, dont le coût est de 900 DH et ce, auprès de 5 médecins consultants, sans oublier les tests sanguins de l'hépatite, du VIH et de la glycémie, ainsi que la radio pulmonaire.... 2% des personnes ayant effectué le bilan de santé ont été jugées inaptes au travail. La clinique organisera, dès le lundi 29 avril, l'accueil des futurs candidats, sachant que le nombre de demandes déposées est de l'ordre de 45.000, d'après les statistiques du 18 mars, dernier jour d'inscription dans les 22 agences de l'ANAPEC. Quant à l'opération “ bilan de santé ”, elle devrait se terminer fin avril, nous révèle Rached Chafik, qui renchérit : “toutes les agences de l'ANAPEC ont été mobilisées pour veiller au bon déroulement de l'opération. D'ailleurs, les autorités locales y ont contribué, en convoquant les candidats et en diffusant l'information dans les différentes administrations publiques. En outre, les candidats remplissent les formulaires d'inscription au sein même des agences. Il s'agit de documents distribués par l'ANAPEC, à usage unique”. Ces paramètres de sécurité et l'aura qui entoure cette opération ont permis à plusieurs personnes d'arnaquer de crédules victimes, soit par la vente des documents pour 700 à 1.000 DH, soit en garantissant aux candidats un certificat d'aptitude physique et la signature d'un contrat, moyennant plus de 7.000 DH. Des faits que Rached Chafik admet vaguement : “Il y a eu malheureusement plusieurs cas de fraudes, dont je ne peux estimer le nombre qu'en consultant les différentes agences. Ces cas sont actuellement soumis aux procureurs du Roi”. Promesses de recrutement Le mystère qui entoure cette opération l'incrimine. D'ailleurs, la réticence hostile décelée auprès des différents intervenants ne plaide pas en faveur de ces “ 22.000 emplois ”. En effet, l'ANAPEC n'a signé aucune convention avec Al Najat : il s'agit d'un simple contact direct établi avec Réda Rami El Yahyaoui, coordinateur de ladite société (membre d'Initiative groupe, un bureau de recrutement qui propose des offres d'emploi “on line” sur le Net). Ce contact direct a été suivi d'une correspondance où ne figure aucune convention officielle au sujet des “ 22.000 postes ”. “On émet un souhait de recrutement pour un nombre déterminé de postes et on contacte un bureau de recrutement, nous explique R. Rami El Yahyoui. Dans le cas présent, c'est l'ANAPEC, une agence publique, qui peut, grâce à son infrastructure, drainer ce grand nombre de candidats et les sélectionner par la suite selon le profil désiré. Il ne s'agit nullement d'arnaque, comme l'a décrit la houle médiatique, mais d'une véritable opération de recrutement, sur la base de laquelle monsieur le ministre de l'Emploi s'est prononcé. En outre, Al Najat est mandatée pour opérer un recrutement international” Si Al Najat est effectivement mandatée au profit d'une alliance Shipping (bateaux de plaisance et de croisière pour une destination essentiellement européenne), l'ANAPEC l'est-elle ? Créée par le Dahir n°1.00.220, daté du 5 juin 2000 portant promulgation de la loi n°51-99, l'ANAPEC est un établissement de service public, qui a pour rôle essentiel l'intermédiation active sur le marché de l'emploi. Bureau de liaison, l'ANAPEC intervient entre les employeurs recruteurs et les demandeurs d'emploi en quête d'une insertion professionnelle. Par ailleurs, dépourvue de base légale, l'opération des “ 22.000 emplois ” engage l'ANAPEC à recruter des candidats marocains pour des postes d'emplois établis par Al Najat, qui n'est autre qu'un bureau de recrutement intermédiaire au profit d'Alliance Shipping. Autrement dit, l'ANAPEC (intermédiaire) recrute pour un autre intermédiaire, proposant aux candidats marocains des contrats types aux avantages corrects, mais qui n'assurent pas pour autant les droits des Marocains dans les autres pays, à savoir le Norvège, l'Angleterre, la Suède, l'Espagne, le Portugal, et l'Italie, des destinations qu'ils sont appelés à parcourir. Les clauses du contrat que propose Alliance Shipping, via Al Najat, stipulent que l'employé doit exclusivement promouvoir les intérêts économique de l'employeur et lui dédier temps, travail et loyauté. En échange, l'employeur assure sa rémunération, son bien-être et sa sécurité. Le contrat dure 12 mois, mais l'employeur peut le prolonger pour une deuxième année ou répondre favorablement à la demande écrite de l'employé qui doit l'aviser, dans un délai de 90 jours, de son désir de le renouveler. Appelé à travailler 8 heures par jour, l'employé bénéficiera des heures supplémentaires, payées 3$ l'heure. Il devra, par conséquent, travailler 42 heures par semaine. L'employé recevra 580$ par mois, avec une prime de 100$ pour les anglophones. Il bénéficiera de la prime du 13ème mois. Quant au service médical, il est sous la responsabilité de l'employeur. Notons que le recruteur peut licencier l'employé à tout moment pour faute grave. Bien que le monopole du recrutement soit détenu par l'Etat, d'autres entités privées viennent envahir le secteur. Khaleej contact en est un exemple révélateur. Bureau de liaison, il assure le contact des Marocains selon la nature de leurs compétences avec les entreprises khalijies intéressées, notamment celles des Emirats arabe unis. Cadres, techniciens ou artisans, le profil recherché est toute compétence marocaine diplômée et ayant un savoir-faire. Le dossier du candidat est soumis directement au bureau de recrutement, qui a le pouvoir discrétionnaire de choisir ses profils. Mais, “il faut savoir, précise Abdelhafid Fahmi, directeur de Khaleej contact, que le marché du recrutement dans les pays du Golfe est freiné par la sérieuse concurrence de certains Etats comme l'Egypte, l'Inde ou le Pakistan. Il y a aussi le problème de la langue, qui nous fait perdre bien des marchés. L'anglais est toujours considéré comme un luxe au Maroc. En outre, le niveau de vie élevé du Marocain, par rapport à ses congénères hindous ou égyptiens, associé à la distance géographique, dissuadent les recruteurs d'investir au Maroc”. Il est à noter que les candidats paient 300 Dh pour les frais de dossier. Les heureux élus devront verser l ‘équivalent d'un mois de salaire en tant que prime d'assistance, une fois les formalités du départ, visa compris, réglées. Cette prime, destinée à couvrir les charges de la société, ne s'appuie sur aucune base légale, en l'absence d'une réglementation juridique du secteur de l'emploi. Dure concurrence En attendant, Khaleej contact continue à travailler dans l'ombre, mais avec le consentement tacite des responsables étatiques, nous confie Abdelhafid Fahmi, qui renchérit :“il est très difficile d'être parrainé par le ministère de l'Emploi, puisque ce serait aller à l'encontre de la législation en vigueur. Mais l'Etat sait que nous existons en pratique, notre démarche est claire quoiqu'elle demeure dépouillée de tout aspect légal”. Par ailleurs, le secteur informel et les pratiques clandestines encouragent la propagation des contrats au noir, qui coûtent excessivement cher et ne font que des malheureux. Le rêve “d'atteindre l'inaccessible étoile du Far-Est” se brise souvent sur une réalité amère, nommée arnaque. En effet, des annonces anonymes et alléchantes, nourrissent par leur contenu vague les rêves des crédules. Nous avons appelé un consultant anonyme, qui prétend détenir un marché du travail à l'étranger, et qui a publié à plusieurs reprises (plus de 10 fois dans une même publication hebdomadaire) la même annonce : “Consultant demandant d'urgence jeunes hommes, jeunes femmes, pour des postes en Europe et dans les pays du Golfe”. Nous avons constaté, après plusieurs communications, la préférence de cette personne pour les novices et les désespérés ayant la capacité financière de couvrir les frais de dossier, allant jusqu'à 10.000DH. Ces annonces cultivent l'espoir d'un avenir meilleur, miné en réalité par l'escroquerie et le vol. D'où le scepticisme, qui entoure l'opération des “ 22.000 postes ” et d'où la nécessité de communiquer et d'informer le public et d'établir, par la voie officielle, des conventions-cadres. Cette formule assure les droits des travailleurs, tout en leur procurant la formation professionnelle adéquate, à l'instar du partenariat signé entre les ministères de l'Emploi bahraini et marocain. Optant finalement pour un esprit de communication, ce dernier, selon des sources proches, organisera prochainement un point de presse pour éclaircir, à l'occasion de la venue du responsable officiel d'Al Najat cette semaine, la nature de l'opération des “ 22.000 postes ”. Lors de ce rendez-vous seront dévoilées les clauses de la convention-cadre entre Bahrein et le Maroc. Il était grand temps !