“Face à face” d'Abdelkader Lagtaâ Dans le droit-fil de ses trois précédents films de long métrage, Abdelkader Lagtaâ continue d'affiner une thématique et un style dont la sobriété méticuleuse est cependant au service d'un propos qui se veut dérangeant. Sorti mercredi dernier dans les salles, “Face à face” retient, en effet, l'attention par son harmonie stylistique où l'excellente prestation des acteurs, la plastique sans fioritures des images servie par un bon rendu de la photographie, le montage vif, sans longueurs ni saccades, imposent d'emblée une atmosphère. Ce souci de la cohérence des moyens d'expression filmiques, obsession de Lagtaâ, est illustré aussi par la musique originale (signée Emmanuel Binet) qui, loin d'être une surcharge bruyante, traduit ou suggère en filigrane la charge émotionnelle des épisodes, avec la mesure et la justesse auxquelles tient ce réalisateur qui est aussi un fin mélomane . Il n'en fallait pas moins pour soutenir le récit de la déchirure d'un couple sans verser dans le mélodrame ou l'intimisme. Tout y est construit sur l'ambiguïté des êtres et des situations, tout y est en proie à la contradiction et à l'incertitude. Un trouble diffus s'impose à mesure que l'on avance dans le film pour culminer, à la fin, dans une conclusion suspendue. Au départ, le drame se noue sur deux événements concomitants. Un jeune ingénieur, Kamal, est muté, en fait exilé dans une région lointaine, dans les montagnes du Sud, pour avoir découvert et dénoncé un détournement des plans hydrauliques qu'il avait élaborés et qui, avec la complicité de ses supérieurs hiérarchiques, allaient être mis au service de quelques gros bonnets. Sur ces entrefaits, sa femme, Amal, victime d'une agression, est pourtant emprisonnée. Arbitraire sexiste ou persécution liée à la mesure frappant son mari : la narration s'effectue déjà sur plus d'un registre. L'éclipse de la jeune femme et l'éloignement de son mari installent la séparation. A partir de là, le film va entrecroiser plusieurs recherches : Redouane, le beau-frère de Amal, apprend à celle-ci que son mari est au sud du pays et non pas à l'étranger comme elle le croyait. Elle va, avec Redouane, sillonner les routes et les pistes de ce sud pour retrouver son mari et surtout pour conquérir sa propre liberté. Véritable catharsis, son errance lui permet de livrer à Redouane devenu son miroir, le récit du viol subi durant son arrestation et de l'immaturité du lien avec son mari. Autre itinéraire : celui de ce même Redouane, ancien prisonnier politique, en proie au doute et qui tente de ne pas sombrer dans le désespoir. Troisième parcours : celui de Kamal, coupé de son passé par l'exil et un accident qui l'a rendu amnésique et qui, lorsque son frère le retrouve, souffre de ne pouvoir se retrouver lui-même. Ces personnages, séparés, coupés de ce qu'il croyaient être leur réalité et leur certitude par des événements qui les ont écrasés, tentent de reconstituer leur être et leur liberté sans trop y parvenir et, malgré leur attirance réciproque, ils ont du mal à sortir tout à fait de leur solitude et de leur désarroi. Seule la présence d'une enfant, la fille de Amal et de Kamal, et celle de la compagne de ce dernier, dans son exil, semblent par leur généreuse spontanéité et leur sincérité, échapper à la trouble ambiguïté qui divise les trois principaux protagonistes. Sur la trame d'un scénario dont le co-auteur est Noureddine Saïl et qui paraît, somme toute, assez linéaire, Abdelkader Lagtaâ a pu, ainsi, construire un film plus suggestif que démonstratif où la complexité des sentiments et les fragilités relationnelles sont, en définitive, la matière principale. Lagtaâ aime à évoquer la thématique qui le préoccupe dans tous ses films et qui a trait à la difficile émergence de l'individu dans un contexte socio-culturel qui l'entrave par ses préjugés, conformismes et répressions. Cette gestation est vouée à la discorde, l'errance, la fragilité, la dérive même, l'affirmation de soi-même et de sa liberté restant aléatoire. Complice et plein de compassion, Lagtaâ pousse cependant ses personnages jusqu'à leur limite extrême. D'où parfois ce jeu délibéré de la provocation et de la dérision qui, du reste, sont dans “Face à face” plus contenus que dans les films précédents. Avec les remarquables interprétations de Sanaa Alaoui, Younès Megri, Mohamed Marouazi et du vétéran Salaheddine Benmoussa, Lagtaâ confirme, là encore, sa maîtrise de la direction d'acteurs. Avec ces derniers, il s'est fait une réputation de réalisateur exigeant mais très attentif à leur créativité et très amical. Tous les témoignages concordent sur le fait que les tournages, avec Lagtaâ, se déroulent dans “une ambiance sympathique et stimulante”. Depuis “Un amour à Casablanca”, il a révélé plusieurs acteurs et actrices et il a su, à chaque fois, en tirer le meilleur. C'est qu'il lui faut établir avec eux la confiance qui dispose au mieux, à incarner des personnages en rupture, déboussolés, à la limite d'eux-mêmes. Ma méthode de travail C'est une question de méthode de travail, de conviction profonde. Tout simplement. Dans mes rapports avec ceux de mes collaborateurs qui participent à un degré ou un autre à la dimension créative du film (le directeur photo, les comédiens principaux, l'ingénieur du son, le décorateur, la maquilleuse et la costumière), je commence par exposer ma vision des choses et j'attends de leur part qu'ils prennent l'initiative de me faire des propositions et, dans le cas contraire, qu'ils suivent tout simplement mes indications. En général, ces indications sont exprimées en aparté. Je m'abstiens de les donner en public, par souci de ne pas bloquer l'intéressé. Concernant les acteurs, par exemple, j'essaie d'éviter de jouer la scène devant eux, pour ne pas inhiber leur désir et ne pas donner l'impression de vouloir limiter leur apport… sauf quand je me rends compte que malgré mes indications leur approche n'épouse pas la mienne. A l'évidence, cela dépend de l'expérience de chacun des acteurs, de ses facultés expressives et de la maîtrise de son corps. Cela dépend également de la confiance, de l'estime et de la complicité entre le réalisateur et ses acteurs. Par contre, il y a des réalisateurs qui laissent les acteurs donner libre cours à leurs sentiments, parce qu'ils ne se sentent pas capables de les diriger ou parce qu'ils partent du principe que ces acteurs sont assez compétents et perspicaces pour se suffire à eux-mêmes, approche qui a vu parfois des acteurs à l'ego surdimensionné prendre le pouvoir et plier le film à leurs envies, ce dont les conséquences sont facilement prévisibles. Il y a aussi d'autres réalisateurs qui imposent une direction qui ne souffre aucun échange ni aucune discussion, comme si les acteurs étaient de simples volumes abstraits, dénués d'expressions et d'affects. Entre ces deux extrêmes, il y a une large brèche dans laquelle je n'ai cessé de m'engouffrer, comme je l'ai indiqué plus haut, et qui m'a donné jusqu'à présent pas mal de satisfactions. Abdelkader Lagtaâ (Extrait du “Journal de tournage de Face à Face”)