Une vision de 40 ans Paradoxe tragique du passage à la justice sociale, les évènements de Kabylie, en Algérie, relayés par d'incessantes répliques dans diverses régions pauvres de l'est du pays, traduisent la démentielle équation berbère, que tous les gouvernants successifs avaient, jusque-là, baîllonnée. Seuls les analystes primaires et les crédules n'avaient pas réalisé la violence de la revendication amazighe. Coût de ce réveil brutal, symptomatique de la déliquescence de la gestion et de l'opacité des enjeux qui minent l'Algérie : 114 morts, 2.300 blessés et 2 milliards de dollars de dégâts. Entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, la loi n'affranchit que pour les besoins d'une opération de façade. En Algérie, comme dans la majorité des pays où les crises politiques se succèdent, cette pratique risque de faire office de détonateur social. Ce qui relevait d'une revendication identitaire qui n'inspirait qu'indifférence depuis 1963, l'année qui vit Hocine Aït Ahmed, l'un des pères de la révolution algérienne, monter au créneau et créer le Front des forces socialistes, s'est rapidement mué en contestation populaire. La problématique berbéro-kabyle ne s'inscrit pas dans le bréviaire des nouveaux facteurs déstabilisants auxquels est confrontée l'Algérie. Le sujet est aussi vieux que la révolution. Et si l'histoire de cette lutte armée ne précise pas les dépassements intervenus durant cette époque au nom de la revendication identitaire, Abdelaziz Bouteflika a confirmé, lors d'un discours d'apaisement, début avril, combien cet élément de l'authenticité et de l'harmonie d'un pays aussi agité que l'Algérie taraudait l'esprit des chefs de la révolution. Depuis, il ne s'est trouvé aucun stratège politique, pas l'ombre d'un visionnaire pour définitivement régler, et en souplesse, un dossier qui couve depuis 40 ans, à l'instar du Vésuve. Comme le volcan, il grondait de temps à autre, sans impact spectaculaire, jusqu'à la première explosion, en avril 1980. Dénommé “Printemps berbère”, cette première manifestation n'entraîna curieusement aucune action déterminante pour la reconnaissance de l'identité amazighe. Tous les pouvoirs en exercice brillèrent par leur erreur d'appréciation face au problème kabyle, croyant, à chaque fois briser l'œuf dès son éclosion. Pourtant, sur les 27 généraux actifs dans le système, onze se reconnaissent de la terre et de la culture de Jugurtha… Une problématique éclipsée par l'islamisme Et tout cas, qu'ils se soient illustrés par une maladroite ou une naïve perception de cette crise d'existentialisme, ou par une guerre d'usure, en croyant que le pourrissement de la situation lasserait les populations kabyles, les pouvoirs ont perpétué l'illusion. La fronde berbère en Algérie a régulièrement ponctué l'histoire contemporaine du pays. Elle ne s'émoussait que par le déclenchement d'évènements inattendus dont la force la reléguait momentanément au second plan. L'explosion sociale et l'avènement du multipartisme en 1988, puis l'émergence de la mouvance islamiste en 1991, combinée aux tragédies humaines qui ont bafoué toutes les logiques et toutes les morales de l'Islam, ont ensuite contenu l'explosion kabyle. Un atroce enchaînement qui a cédé la place à la douleur et à la peur, plutôt qu'à la joie et à la paix. Contamination En un mot, s'il faut situer la crise kabyle dans le temps et les mutations politiques endogènes, il convient de conclure qu'elle s'inscrit dans un flot de revendications, chaque fois repoussées par des interférences imprévisibles ou construites. L'une des raisons de la résurrection de ce dossier aujourd'hui découle du développement économique déséquilibré, laborieux, très en deçà des formidables potentialités naturelles que recèle l'Algérie. Directement lié à la violence islamiste et à la lutte solitaire contre le terrorisme qui ont condamné le pays au “sur-place” pendant dix ans, ce phénomène se voit finalement rejeté par une société qui s'éveille brusquement aux inégalités. Le courroux populaire kabyle revêt ainsi des dimensions économiques et sociales. Il s'est étendu à de multiples départements de l'Algérie, particulièrement à l'est, où les wilayas de Guelma, Khenchella, Bejaïa ont vécu un mois d'avril 2002 particulièrement électrique. A partir des foyers de tension kabyles, la protestation s'est propagée comme des grains de pollen, stigmatisant les administrations pour leur lourdeur, leur clientélisme et leur mépris du service public. Véritable repère de l'anti-modernisme en Algérie, l'administration engendre même la colère du président Bouteflika et de ses hommes de confiance, qui appellent inlassablement à sa mise à niveau. Entre temps, les dégâts que la gestion de cet appareil administratif occasionnent dans le quotidien algérien favorisent une dangereuse propagation de la révolte. Un futur parlement sans Kabylie Cela dit, la dynamique kabyle relève d'un combat politique, à mi-chemin entre la revendication amazighe et la quête d'un progrès social. Une lutte timidement exprimée avec l'indépendance de l'Algérie mais qui n'aura enregistré ses premiers acquis qu'en avril 2002 : quarante années de trop pour reconnaître le bien-fondé de la problématique. La constitutionnalisation de la langue tamazight, devenue mode de communication national, la délocalisation de plusieurs brigades de gendarmerie afin d'apaiser le mouvement citoyen des “Archs” la libération de nombreux jeunes détenus pour affrontements avec les forces de sécurité, enfin l'affectation d'une enveloppe de 1 milliard de dollars pour relancer la machine économique locale ne semblent pourtant pas atténuer la tension. La détresse des familles, touchées par les morts et les blessés, continue d'inspirer la fulgurante ascension des “ Archs ”. En dépit des concessions du pouvoir, historiquement et matériellement impensables hier, la révolte des jeunes du “printemps noir” persiste. Elle perpétue la revendication inscrite dans la plate-forme d'El Kseur, adoptée le 11 juin 2001, qui formule les exigences politiques et sociales de toute la base kabyle. En définitive, ce document, qui a extraordinairement dépassé la littérature de combat, car dépositaire du consensus kabyle, dénouera ou non la crise. Déclaré scellé et non-négociable après les premières tentatives d'approche amorcées par le pouvoir, il était l'unique condition pour associer la Kabylie aux élections législatives du 30 mai. L'incontournable moyen aussi pour décider le FFS d'Aït Ahmed à rallier le scrutin. Mais, à l'évidence, le président Abdelaziz Bouteflika refuse le troc. Le prochain Parlement algérien sera donc vidé de sa composante amazighe. Une image qui prélude à d'autres dangers. Et à d'autres convoitises.