“Parti de zéro je suis arrivé à rien”, écrivait l'humoriste américain Ring Lardner, mort en 1933, et qui croyait avoir atteint le sommet de l'ambition. En fait, dans la même situation il y a mieux, c'est d'être arrivé à moins rien. Et s'il est parti en 1933, c'est qu'il savait probablement que le monde irait de catastrophes en tragédies. Cependant, Ring Lardner se contentait de dynamiter la langue anglo-américaine au point qu'on disait de lui qu'il écrivait en ringlish. Il est vrai que, dans n'importe quelle langue on use d'expressions étonnantes pour exprimer des choses banales. Dans le commerce de luxe où comme partout les échanges se font par le truchement de monnaie, cela devient du troc dans les conversations. Un article –pas de journal- qui coûte une fortune vaut la peau des fesses. Pourtant, on n'a jamais entendu un commerçant demander la peau de ses fesses à un client contre la cession d'un article. Encore moins la surface exacte. Et l'on n'a pas connaissance de commerces qui disposent d'un local pour réaliser cette délicate opération. Pourtant, machinalement, quelqu'un pourvu de rondeurs au-delà du nécessaire, même s'il n'a aucun goût du luxe doit penser que la limousine dernier modèle est à sa portée. Quant à celui qui ne peut rester assis cinq minutes sur une chaise en bois, celui-là ne rêve même pas. Quelqu'un qui dit que telle chose lui a coûté la peau des fesses en s'affalant dans un fauteuil et en poussant un soupir de satisfaction ne donne pas l'impression d'avoir souffert. Parce qu'enfin, il s'agit d'une opération minutieuse qui n'est possible qu'à la suite d'une anesthésie générale. Comment peut-on s'asseoir sur une chair à vif quand on sait que l'anesthésie ne dure qu'un temps. D'un autre côté, il est impossible de remplacer cette peau par du cuir, même si par extraordinaire les commerces disposent d'un bloc opératoire. On comprend à la rigueur une dame qui affirme que son nouveau visage lui a coûté la peau des fesses. On s'interroge aussi sur ce qui fait le prix de cette partie du corps. Vivant dans une époque étrange qui incite à tout croire, et à supposer que ce troc existe malgré les résistances, que peut donc faire un commerçant avec un lot de peaux de fesses ? Peut-être des descentes de lit, des dessus de lit, ou des robes pour des élégantes excentriques. Mais ce ne seraient que des patchworks car les peaux n'ont pas la même texture, la même élasticité, le même grain ni la même couleur, sans compter que même sans lavage les peaux se rident et rétrécissent, n'étant plus sous-tendues par la chair. Les Indiens d'Amérique doivent se dire que ces blancs sont d'une cupidité et d'une stupidité telles qu'ils vont chercher des scalps dans des zones malsaines.Les bizarreries du troc moderne ne s'arrêtent pas là. Il n'est pas rare d'entendre dire que cela coûte les yeux de la tête. C'est une réalité qu'il existe une banque des yeux où n'importe qui peut faire don des siens –les yeux-. On peut aussi faire don d'autres organes, ou même en faire commerce pour gagner sa vie. On vend aussi un peu de son sang à l'entrée des hôpitaux mais personne n'a donné ses yeux en contrepartie d'un produit. Il y a certes l'imprudent qui donne ses yeux à une belle pour finalement ne plus la voir. De toute façon la question n'est pas là. Dans le cas de ce troc, on se réfère toujours aux yeux de la tête. Y en aurait-il ailleurs ? Certes, on dit communément que les services spéciaux ont des yeux partout, et même des oreilles. On veut bien croire la rumeur, si tant est que ces services existent, car on dit tant de choses. Ce qui intrigue, c'est de savoir si un individu peut avoir des yeux ailleurs que dans les orbites. Avec un peu d'imagination, on suppose qu'un original peut se faire poser ailleurs un œil, alors qu'une snob peut s'en faire poser deux. Après une déculottée, on découvrirait une banalité, c'est que l'homme est borgne.Il faut dire aussi que le troc des yeux de la tête entraînerait des perturbations. Un client retors qui obtiendrait un article moyennant un œil se révèlerait être un escroc parce qu'il a payé avec un œil de verre. D'avoir été berné, il ne reste plus au commerçant que les yeux pour pleurer. Si une femme se propose d'acquérir un bijou de valeur et offre des yeux qui ne sont pas de la tête… Allons, cela va nous mener trop loin.Dans ce troc qui sort d'on ne sait où, il existe des désespérés qui sont près à vendre cher leur peau. D'abord qui en voudrait et qu'en ferait-il ? On ne dit d'ailleurs jamais ce que le désespéré recevrait en échange. S'il se dépouille de sa peau pour la vendre au plus offrant –il y a toujours des amateurs de trophées- qui supporterait la vue d'un corps écorché circulant parmi les gens, sans pourtant faire affaire? Cela intéresserait peut-être une faculté de médecine pour un prix dérisoire. Ne pouvant la vendre, il serait contraint de la ré-endosser.Comment ? Malgré le progrès, il n'y a pas de peaux munies de fermeture à glissière. Dans ce cas, il ne faudra pas s'étonner que ce désespéré ait les nerfs à vif. Le plus accessible, c'est de changer de peau, et d'émigrer d'un parti à un autre. Il semble que cela soit très rémunérateur. Mais réservé aux politiciens. Comme dirait celui qui errait dans Elseneur :« il y a quelque chose de pourri dans les fermes de Laponie. »