Fin de l'ère Mahathir Après vingt-deux années aux commandes de la Malaisie, le Docteur Mohamed Mahathir a cédé sa place, le 31 octobre dernier, à son second. Son régime a accumulé les performances économiques, et a sorti le pays du Tiers-Monde pour en faire un nouveau pays industrialisé, l'un des plus riches du Sud-Est asiatique. Ses adversaires lui reprochent son autoritarisme et le peu de cas qu'il a fait des libertés publiques et individuelles. Son successeur, Abdullah Badawi, doit assumer la lourde tâche d'opérer une transition sans douleur, au moment où certains nuages commencent à s'amonceler sur la Malaisie. La Malaisie a occupé une place non négligeable dans l'actualité internationale au cours de la deuxième moitié du mois précédent. D'abord, elle a hébergé le Sommet de l'Organisation de la Conférence islamique (OCI), auquel ont participé de nombreuses têtes couronnées, dont Sa Majesté Mohammed VI, et des chefs d'Etat. Ce n'est pas le fait d'être l'hôte de ce Sommet qui importe. Après tout, c'est une réunion somme toute banale, inscrite dans le calendrier de cette organisation, et qui débouche comme presque toujours sur un communiqué final “langue de bois” sans portée réelle. Ce qui a, en revanche, attiré l'attention de la communauté internationale, ce sont les déclarations fracassantes de l'hôte de ce Sommet, le Premier ministre malaisien, Mohamed Mahathir. Ce dernier a saisi cette occasion pour dresser un bilan sans complaisance ni illusion de l'état de la communauté musulmane. Il a lancé un appel pressant à l'union du monde islamique, lui rappelant son glorieux passé, regrettant que “les Musulmans [aient] complètement manqué la révolution industrielle”. Mais, ce qui a suscité le plus de remous ce sont les attaques, dont il est coutumier, contre les Juifs. Il n'a, en effet, pas mâché ses mots pour s'en prendre aux Juifs les qualifiant “d'arrogants”, qui “dirigent le monde par procuration”. Cette sortie contre les Juifs a provoqué un tollé général en Occident qui s'est empressé de crier à l'antisémitisme, comme si l'on pouvait considérer que toute critique, même justifiée, du comportement d'une partie de la communauté juive relevait automatiquement de l'antisémitisme. Réussite économique Mais, le fait majeur qui a marqué la vie du pays est le retrait volontaire de Mohamed Mahathir de son poste de Premier ministre, après 22 ans aux commandes de la Malaisie. Le 31 octobre dernier, il a cédé sa place au dauphin désigné, Abdullah Badawi, numéro 2 du régime. Le passage du relais s'est effectué le plus normalement du monde, la transition étant soigneusement préparée. Ainsi prend fin l'ère Mahathir, “le père de la Malaisie moderne”, comme le qualifie, à juste titre d'ailleurs, la propagande officielle. Arrivé au pouvoir en 1981, il a hérité d'une économie basée sur l'exploitation des ressources naturelles (plantations d'hévéa et mines d'étain), et il a réussi la performance exceptionnelle de transformer la Malaisie en nouveau pays industrialisé en l'espace de deux décennies. Certes, on peut apprécier différemment ses sorties contre l'Occident, la finance internationale et les Juifs ou même son autoritarisme, mais tout le monde s'accorde pour reconnaître qu'il est le principal artisan de la réussite économique remarquable de son pays. Cet “autocrate éclairé” était, en effet, animé d'une passion : sortir le pays du sous-développement et l'élever au rang des pays les plus riches de la planète. Objectif que la Malaisie se propose d'atteindre en l'an 2020. En attendant, la Malaisie est actuellement l'Etat le plus riche de l'Asie du Sud-Est, exception faite de la ville-Etat de Singapour et du Sultanat de Brunei. Avec un PNB par habitant qui avoisine les 4.000 US $ par an, un analphabétisme pratiquement éradiqué (à peine 5% de la population), une espérance de vie de 73 ans, des systèmes d'éducation et de santé efficaces, le pays (23 millions d'habitants) accumule les performances et les records. Il se trouve actuellement dans le peloton de tête des pays émergents, devenant par la même occasion l'un des avocats des pays du Sud. Mohamed Mahathir n'a jamais laissé passer une occasion pour défendre les intérêts des pays pauvres face à l'égoïsme des pays du Nord, poussant la “provocation” jusqu'à opposer les “valeurs asiatiques” aux “valeurs occidentales”. Position qui lui a attiré la méfiance de l'Occident la considérant comme frisant le racisme. Pragmatisme Malgré ces “dérapages” de langage ou cette attitude décomplexée vis-à-vis des Occidentaux si l'on préfère, le pragmatisme a toujours guidé l'action de l'ancien Premier ministre. Tout en gouvernant selon les “valeurs” de son pays, il était conscient que le développement économique et social passait par la maîtrise du modèle économique occidental. La méthode consistait à mettre un système politique autoritaire au service de l'économie de marché. C'est ce modèle de développement qui offre un intérêt particulier aux analystes, car il a permis un décollage économique et social spectaculaire. Dénué de dogmes, le système reposait sur des ajustements au cas par cas, en fonction de la conjoncture et des contraintes du moment. Ainsi, la protection douanière dans un domaine fait bon ménage avec l'ouverture à la concurrence internationale, tout comme l'aide de l'Etat peut être associée à la loi implacable du marché. L'efficacité du modèle a été confirmée lors de la crise financière qui a frappé de plein fouet les économies asiatiques en 1997. Alors que tous les autres pays se sont inclinés devant le diktat des institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI), la Malaisie a rejeté les recettes imposées. Au grand dam du FMI, elle a rétabli le contrôle des changes alors que le pays était ouvert aux capitaux étrangers. Un autre exemple illustre le nationalisme sourcilleux du régime malgré son ouverture sur l'économie mondiale. Il s'agit de l'affaire de l'industrie automobile. Cette même crise de 1997 a mis en grave difficulté l'entreprise nationale qui fabrique des véhicules automobiles 100 % malaisiens, allant de la petite citadine aux bus et camions en passant par les 4x4 et la limousine de luxe. Pour éviter à l'entreprise de passer sous le contrôle du capital étranger, le gouvernement l'a mise sous la tutelle de Petronas, la société nationale du pétrole pour l'aider à rétablir ses équilibres. Cette politique, à l'opposé des dogmes ultra-libéraux, a été couronnée de succès et a permis au pays de sortir plus rapidement de la crise que les autres qui en furent victimes. Il faut cependant admettre que les autorités ont été largement aidées en cela par le sentiment d'orgueil national des Malaisiens. Beaucoup d'entre eux n'ont pas hésité à désépargner et mettre leurs économies à la disposition du gouvernement pour éviter l'effondrement de l'économie nationale. On a même vu des femmes riches et moins riches confier leurs bijoux à la Banque centrale pour soutenir la monnaie nationale (le ringgit = 3 dirhams) et éviter au pays de passer sous les fourches caudines du FMI ! Autoritarisme Si personne ne conteste la remarquable réussite économique du régime du Dr. Mahathir, on reproche en revanche à ce dernier son excès d'autoritarisme. Ses détracteurs l'accusent d'avoir gouverné au mépris des libertés publiques et individuelles, ignorant l'indépendance de la justice, muselant la presse et intimidant les élus. C'est particulièrement le sort réservé à son ancien dauphin, Anwar Ibrahim, qui constitue probablement le point noir du long règne du “Dr M.”. L'ancien numéro 2 du régime, qui commençait à faire de l'ombre au Premier ministre et s'est opposé à lui sur la politique à mettre en œuvre lors de la crise de 1997, fut condamné à quinze ans de prison pour “corruption” et “dépravation sexuelle”. Cet emprisonnement, qui a semé le trouble dans la communauté malaise (60 % de la population) a commencé à l'éloigner du parti du Premier ministre, l'UMNO (l'Organisation nationale des Malais unis) et à le rapprocher du parti islamiste d'opposition, le Parti Islam Se-Malaysia (PAS). Sans le soutien de la communauté chinoise (25 % de la population) qu'il a su rassurer, Mahathir aurait probablement perdu les dernières élections de 1999. Quoi qu'il en soit, le règne de 22 ans de Mahathir a sorti la Malaisie d'une économie de plantations et de mines pour en faire une économie semi-industrialisée, l'une des plus riches de la région et dont la voix est écoutée non seulement au niveau régional ou celui du monde islamique, mais également sur le plan international. Elle est devenue l'un des porte-parole des pays du Sud face aux pays riches du Nord. Il reste que même si le passage du relais s'est déroulé sans accrocs, et comme partout ailleurs, succéder à une personnalité aussi imposante que Mahathir n'est pas chose facile. Le fauteuil risque d'être très large pour Abdullah Badawi, le nouveau Premier ministre. Mais, ce dernier est réputé pour sa fermeté, son honnêteté et son intégrité. Même s'il manque de charisme, il passe pour un homme de consensus, ayant en plus une très bonne connaissance des dossiers nationaux et internationaux. Il aura besoin de toutes ces qualités et de bien d'autres pour assurer une transition sans douleur qui maintient à la fois le cap du développement économique (7 % de croissance prévus en 2003) et la coexistence harmonieuse entre les différentes ethnies (malaise, chinoise et hindoue), de plus en plus ébranlée par la montée du courant islamiste. La Malaisie en chiffres Croissance économique : 4,0 % Inflation : 2,3 % Population : 23,3 millions d'hab PIB : 89 659 millions de dollars Exportation : 125 % du PIB Importation : 104 % du PIB PNB/habitant (dollars) : 3380 Indice de développement humain : 0,782 Pourcentage de la population urbaine : 57 %