Le mouvement de cheikh Yassine traverse une crise politique des plus difficiles. Après les attentats du 16 mai, les islamistes d'Al Adl Wal Ihsane sont désormais dans la ligne de mire du pouvoir central. Contrairement aux islamistes algériens qui ont versé dans la violence, les islamistes marocains misent sur une islamisation progressive et en douceur de la société marocaine par le biais d'actions de bienfaisance. N'empêche qu'en pratique, le pouvoir central a longtemps eu des difficultés à gérer la protestation islamiste. A côté de l'Islam officiel, représenté par S.M. le Roi en tant que Commandeur des croyants, l'Islam politique n'a cessé de proliférer, surtout auprès des catégories sociales défavorisées. Parmi les représentants de cette tendance, le mouvement d'Al Adl Wal Ihsane est considéré comme le chef de file de l'opposition islamiste au Maroc. Dirigé d'une main de fer par cheikh Yassine, le mouvement est interdit, de jure, par les autorités marocaines même s'il a le droit, de facto, d'exercer ses activités charitables et associatives. Mais, après les attentats du 16 mai, à Casablanca, les forces islamistes sont pointées du doigt par l'ensemble des acteurs politiques. Est-ce le début du déclin de l'islam politique au Maroc ? Pour répondre à cette question, nous proposons de revenir sur les moments forts qui ont caractérisé le bras de fer entre la monarchie et les islamistes d'Al Adl Wal Ihsane. Pour s'en tenir à l'essentiel, nous avons distingué trois phases politiques principales : le statu quo, la marginalisation et l'affrontement. Le statu quo Sous le règne de Hassan II, la monarchie a adopté une politique de “statu quo” pour contrôler le mouvement d'Al Adl Wal Ihssane. En effet, le pouvoir central s'est contenté d'observer de près les activités de l'organisation sans entrer en conflit direct avec elle. Et malgré le discours engagé de son leader charismatique, cheikh Yassine, le roi Hassan II a préféré maintenir un attentisme prudent dans le but d'affaiblir le mouvement et de frustrer ses militants. Outre les arrestations de quelques militants, et la filature de certains sympathisants, le pouvoir central a usé d'une arme des plus redoutables: la légitimité religieuse de la monarchie. Ce faisant, le roi Hassan II a tenté de délégitimer le mouvement en faisant jouer sa carte de Commandeur des croyants, coupant court à toute concurrence politique à base religieuse. En somme, on serait tenté de dire que la stratégie de la monarchie pour contrer l'islamisme politique s'est effectuée en deux temps : dans un premier temps, le pouvoir central a resserré l'étau sur le mouvement d'Al Adl Wal Ihsane en frappant ses leaders politiques, à commencer par l'assignation à résidence de cheikh Yassine en 1994. Et dans un deuxième temps, la monarchie a autorisé des islamistes modérés, proches du docteur Khatib, à participer pour la première fois aux échéances législatives de 1997. En pratique, la stratégie de la monarchie s'est avérée très payante dans la mesure où elle avait permis de contrebalancer la montée en force du mouvement d'Al Adl Wal Ihsane. Résultat, les islamistes radicaux se sont trouvés devant un nouvel adversaire qui affectionne la même idéologie islamiste : les islamistes légalistes. Une formule classique qui garantit un minimum d'équilibre du jeu politique. Marginalisation programmée Après le décès du roi Hassan II, le pouvoir central a maintenu sa politique de marginalisation à l'égard du mouvement d'Al Adl Wal Ihsane. En même temps, S.M. le Roi Mohammed VI a tenté d'établir la réconciliation avec ses adversaires politiques. Ainsi, en mai 2000, l'Etat a mis fin à 11 ans d'assignation à résidence de Cheikh Yassine. Ceci étant, le mouvement d'Al Adl Wal Ihsane s'est vite trouvé hors du jeu politique après la montée spectaculaire de la représentativité des islamistes du PJD, lors des dernières législatives. Fort du soutien des islamistes légalistes du docteur Khatib, la monarchie a réalisé un double objectif : primo, l'isolement politique du mouvement d'Adl Wal Ihsane qui s'est trouvé relégué au second plan. Secundo, le renforcement de la légitimité religieuse de la monarchie qui avait consolidé son leadership comme étant l'acteur central dans le champ politique. Face à ce remaniement de fond de la sphère politique, le mouvement de Yassine a préféré tabler sur un “profil politique haut” en refusant toujours de participer aux dernières élections. Pourtant, sur le terrain, Al Adl Wal Ihsane continuait à jouer les trouble-fête. La dernière grande démonstration de force est sans aucun doute la mobilisation en off du mouvement contre l'adoption du plan de l'intégration de la femme au développement. Cette manœuvre politique a traduit la stratégie du mouvement visant à appuyer le projet islamiste en dehors des institutions politiques. De plus, cela atteste positivement de l'esprit de solidarité qui règne parmi les islamistes. Une solidarité qui s'est illustrée par l'appel du représentant du mouvement d'Al Adl Wal Ihsane, à l'unité de toutes les forces islamistes, lors d'un meeting-congrès organisé, au cours de cette année, par le mouvement Attawhid Wal Islah. C'est dire tous les efforts déployés par les disciples de Yassine pour mettre fin à l'isolement qui ronge le corps de l'organisation. L'affrontement politique Après les attentats du 16 mai, l'opposition islamiste à l'image du mouvement d'Al Adl Wal Ihsane s'est trouvée en confrontation ouverte avec les acteurs politiques, la plupart des partis démocratiques le pointaient du doigt bien qu'il ait dénoncé les attentats de Casablanca. Et pourtant, sur le terrain, et à l'instar des islamistes du PJD, les militants d'Al Adl Wal Ihsane ont été interdits de participer à la manifestation nationale contre le terrorisme, organisée le 26 mai à Casablanca. C'était là une occasion politique permettant aux socialistes de régler leurs comptes avec les islamistes. D'après les socialistes, ces derniers se sont toujours dressés contre les projets des partis modernistes. Après les partis politiques, c'était au tour de l'Etat d'ouvrir le feu sur la plus importante opposition islamiste dans le pays. Cette fois, les autorités publiques ont procédé à quelques arrestations qui ont abouti à quelques cas d'emprisonnement. Le dernier coup de filet remonte à la semaine dernière au cours de laquelle les services de sécurité de Casablanca ont procédé à l'arrestation de plus de 100 membres du mouvement d'Al Adl Wal Ihsane. Et même si les autorités les ont aussitôt relâchés, force est de constater qu'il s'agissait là d'un véritable avertissement à l'organisation de Yassine. De là, l'observateur ne manquera pas de s'interroger sur l'avenir de l'Islam politique au Maroc. Un avenir de plus en plus incertain, marqué par un conflit dans un jeu “à somme nulle” c'est-à-dire là où la monarchie gagne, les islamistes, notamment d'Al Adl Wal Ihsane, sont en train de perdre : la crédibilité politique. Une arme redoutable qui risque de saper l'opposition islamiste, si cette dernière ne se décide pas à sortir de sa léthargie politique. A l'heure actuelle, l'organisation de cheikh Yassine est plus que jamais poussée à réagir vite en apportant plus de visibilité à son discours politique.