Les Oulémas et la politique De manière générale, les positions de certains Oulémas n'ont commencé à se radicaliser qu'après la victoire de la révolution islamique d'Iran en 1979. Avant cet événement, bon nombre d'Oulémas demeuraient conditionnés par les orientations générales du pouvoir. Mais le succès remporté par les Oulémas en Iran n'allait pas uniquement renforcer le mouvement islamiste en général, il a offert aux autres Oulémas la possibilité de prendre conscience de leur rôle. Ainsi, le Alem ne parlait plus en tant qu'individu pour légitimer telle ou telle position officielle, désormais, il commence à représenter un ensemble en tant qu'acteur politique qui contribue à orienter le pouvoir et l'Etat. Cette métamorphose conjuguée à la nature des relations entretenues entre le pouvoir et les Oulémas allait contribuer à la dégradation de leurs rapports, notamment au niveau de l'association des lauréats de Dar Al Hadith Al Hassania. Or, cette institution créée en 1964 devait servir à alimenter l'Etat en cadres religieux susceptibles de lui servir de couverture dans le cadre de la légitimité. Depuis 1967, les lauréats de cette institution ont créé leur association et continué à jouer leur rôle. Mais en 1979, leur discours a commencé à changer et pris quelques distances vis-à-vis du discours officiel. C'est ainsi que l'Etat a institué un contrôle strict sur Dar Al Hadith Al Hassania, allant même jusqu'à y interdire, à partir du 18 juin 1981, la soutenance des thèses. Cependant, la rébellion de certains Oulémas allait s'accentuer, notamment après la création du Haut conseil des Oulémas et des conseils régionaux en date du 8 avril 1981. Ces institutions avaient pour objectif de renforcer l'unité de la nation autour du rite malékite et du système d'Al Achâari. Leur création répondait à un besoin pressant de contrecarrer l'influence de la révolution iranienne, ce qui n'était pas du goût de certains Oulémas qui craignaient pour leur rôle. D'ailleurs, en instituant un contrôle officiel sur les prêches du vendredi, l'initiative a débouché sur des fatwas qui contredisent l'orientation de l'Etat, notamment le dahir de 1984 organisant les mosquées et les lieux de culte.Parmi les Oulémas qui se sont illustrés par leur opposition ouverte au pouvoir, il y a Abdelaziz Bensaddik, Abdellatif Guessous et Driss Kettani.Abdelaziz Bensaddik est de ces Oulémas qui refusent catégoriquement de mettre la prédication au service de l'Etat. Ce refus se situe à deux niveaux: Définition de la mission des Oulémas Selon Bensaddik, la mission des Oulémas se définit à partir du postulat selon lequel ils constituent des héritiers du prophète. Or, cet héritage n'est mérité que si les Oulémas remplissent convenablement leur mission notamment en combattant la dépravation et en sauvegardant les préceptes de la religion et de la foi de tout dérapage. "Sans religion, il n'y aura pas de stabilité sur terre, même en présence du pouvoir". Or, gouverner en dehors de la religion débouche sur l'injustice et les exactions. L'unique garant de la justice à côté du gouvernant est bel et bien l'Alem ( l'érudit) héritier de la méthodologie du prophète. Pour Bensaddik, et s'appuyant sur les thèses de Abi Hamed Al Ghazali, si les populations ont besoin d'un gouvernant, ce dernier a besoin aussi de lois, mais c'est le Fakih ( théologien) qui monopolise la connaissance et les lois de la politique. Le rôle de l'Alem se définit par rapport à sa capacité de conseiller le gouvernant puisque "la bonne gouvernance sur terre est liée au rôle que doit jouer pleinement l'Alem sans crainte ni compromissions…mais si celui-ci enfreint le pacte, le pouvoir se trouve déséquilibré et tout le système de vie sur terre se dégrade entraînant la dépravation, l'insécurité, la dissolution des droits et l'anarchie". C'est pour cela que l'Alem doit éviter les tentations du pouvoir et ne peut réellement jouer son rôle s'il quémande les privilèges. Son action doit se limiter à faire prévaloir l'esprit de la science et du travail. Rejet des choix du pouvoir L'orientation de Abdelaziz Bensaddik rejetant toute compromission avec le pouvoir politique a été illustrée par l'une de ses fatwas prononcée pour dénoncer le contrôle des prêcheurs du vendredi par le ministère des Habous et des affaires islamiques.Cette fatwa était venue répondre à une question posée à Bensaddik et relative aux instructions données par le ministère des Habous aux prêcheurs pour prononcer un prêche qui leur est remis et qui ne concernerait pas les questions de la foi des Musulmans. Par conséquent, la prière du vendredi est-elle légale? D'après Bensaddik, qui a tenu à répondre par une fatwa, le prêche du vendredi se substitue selon les quatre rites à deux prosternations parmi les quatre prévues, c'est pour cela qu'on dit que la prière est écourtée après le prêche. Sur ce point, il n'y a aucune divergence, puisque les dispositions sont rapportées par les compagnons du prophète. Et pour que la prière soit écourtée, ils ont mis des conditions pour le prêche, sans lesquelles il n'y a pas lieu de supprimer les deux prosternations. Donc, la prière doit comporter quatre prosternations, car l'objectif du prêche est de rappeler aux fidèles les lois divines et les préceptes qui leur sont utiles sur terre et dans l'au-delà. Si, donc, le prêche ne comporte pas ces idées, les deux prosternations ne doivent pas être annulées. Et Bensaddik d'ajouter que "le prêche légal et légitime est celui dont les axes ont été définis par le prophète dans le cadre du respect des fondements de la foi, notamment la foi en Dieu, en ses anges, en ses livres, ses prophètes, en sa rencontre, au paradis et en enfer et en tout ce que Dieu a prévu pour les hommes pour qu'ils le vénèrent et pour les infidèles en termes de punitions afin que leurs cœurs soient emplis de foi en son unicité…". C'est, donc, cela l'objectif du prêche qui, s'il ne remplit pas ces conditions est considéré comme nul et non avenu au regard des Oulémas. Ces derniers ont même souligné que pendant le prêche, il est interdit de parler ou de discuter pour que son contenu soit assimilé. Cependant, si le prêcheur prononce des propos hors sujet et qui n'ont pas de lien avec la foi des Musulmans, les fidèles peuvent discuter entre eux car il est inutile d'écouter des propos qui ne les concernent pas. Pour Bensaddik, si l'on s'en tient à ces définitions, les prêches du vendredi dictés par le ministère des Habous et des affaires islamiques ne sont pas légaux ni légitimes. Aucun Alem quel que soit son rite, y compris le rite malékite des Marocains, n'est en droit de légaliser ces prêches et par conséquent, les fidèles doivent accomplir quatre prosternations devant Dieu dans leur prière, puisque les conditions légales du prêche sont inexistantes. Abdelaziz Bensaddik a été arrêté et emprisonné le 26 août 1979 après avoir décrété le jour de l'Aïd Al Fitr avant la date officielle et s'est illustré par un grand débat par lequel il a défié le ministre des Habous et des affaires islamiques à propos de la disposition selon laquelle "Assoultan Dhillou Allah Fi Ardih" ( Le sultan est l'ombre de Dieu sur terre). Après avoir exprimé ouvertement son opposition au pouvoir, Bensaddik fut radié du corps des fonctionnaires du ministère. Si Bensaddik s'est illustré par son rejet de coopérer avec l'Etat, pour sa part, Abdellatif ben Abdelghani Guessous est considéré comme l'exemple des Oulémas qui revendiquent l'instauration d'un Etat dirigé par les Oulémas tel que développé dans son ouvrage "Al Houkm Bima Anzala Allah" (Gouverner par les préceptes de Dieu) publié en 1990.Dans cet ouvrage, Guessous s'attaque à cette problématique à partir de deux angles, à savoir le rôle central des Oulémas dans l'Etat et l'adoption des thèses des courants islamistes. Rôle des Oulémas Abdellatif Guessous commence par reprocher à beaucoup d'Oulémas leur laxisme quant à la dénonciation de toutes les lois héritées de la Jahiliya pour les remplacer par les préceptes de l'Islam. Dans ce cadre, selon lui, les Oulémas doivent apporter leur conseil aux gouvernants pour qu'ils gouvernent par les préceptes de Dieu tout en les mettant en garde contre les dangers de s'écarter de cette voie. Pour lui, les Oulémas n'ont pas joué leur rôle dans cette question cruciale et ont laissé libre cours aux gouvernants de procéder à l'application de lois contraires à l'Islam. Cependant, le conseil ne suffit pas, pour Guessous, puisqu'il prône l'opposition aux gouvernants notamment quand il affirme que ce sont les Oulémas qui sont les vrais politiciens. Et Guessous d'ajouter que les Oulémas et les compagnons du prophète et tous ceux qui ont suivi leur voie, sont des leaders politiques et sont plus habilités à gérer les affaires de la Oumma ( nation), à orienter les gouvernants et à les contrôler. D'ailleurs, "nous avons vu comment des Oulémas assument des responsabilités gouvernementales et même la présidence de l'Etat…Et ceci est tout à fait naturel puisque l'Etat doit être islamique et gouverné selon les préceptes de l'Islam… C'est pour cela que la place naturelle des Oulémas en Islam est d'accéder aux responsabilités politiques en lieu et place des professionnels de la politique qui s'enrichissent au détriment des droits de la Oumma islamique". Adoption des thèses islamistes Abdellatif Guessous a adopté les thèses islamistes notamment en souscrivant à la Hakimiya ( l'unique pouvoir de Dieu) et la non séparation de la religion et de l'Etat. Pour lui, l'idée de séparer la religion de la politique est étrangère à l'Islam et n'a jamais fait partie des traditions de la Oumma islamique. Pour lui, "aucun Alem n'a jamais osé prôner une telle séparation au risque d'être taxé de renégat puisqu'il rejette l'une des constantes de la religion qui englobe les affaires d'ici bas et de l'au-delà". Pour Guessous, gouverner par les préceptes de Dieu trouve sa raison d'être dans cinq éléments: ‡ L'Islam a doté l'Etat de toutes les constituantes spirituelles et matérielles qui lui confèrent l'équilibre dans l'unité. ‡ L'Islam a prôné l'égalité totale entre toutes les personnes. ‡ L'Etat s'appuie sur un principe de base qui est la Choura. ‡ La Oumma en Islam donne la possibilité à tous les individus d'exercer leurs droits, chacun dans la limite de ses responsabilités. ‡ L'Etat est tenu d'appliquer la chariâa ( loi coranique) dans tous les domaines de la vie. Driss Kettani est de ces Oulémas qui préfèrent ne plus parler en leur nom propre, mais au nom de la collectivité. Ainsi, il a choisi de véhiculer ses messages à travers des structures organisées que ce soit au niveau de la Ligue des Oulémas du Maroc ou à celui du Forum de la pensée islamique qu'il avait créé lui-même et dont il est le secrétaire général. Et au début des années quatre-vingt dix, Driss Kettani commençait à se prononcer à travers ce qui était connu médiatiquement comme l'Association des Oulémas libres du Maroc. Kettani devait par la suite prendre ses distances vis-à-vis de la Ligue des Oulémas du Maroc à laquelle il reprochait de s'être écartée de la mission qui lui était dévolue. Il poursuivit, donc, son action à travers le forum qui commençait à prendre une autre dimension pour devenir une institution qui publie des communiqués d'ordre politique à l'instar des associations d'Al Adl Wal Ihsane ou d'Attawhid Wal Islah. Dans sa quête de renforcer l'action collective, Driss Kettani devait signer en compagnie d'autres Oulémas des communiqués dénonçant la deuxième guerre du Golfe. Et justement, ce sont ces communiqués qui devaient être imputés à l'association des Oulémas libres du Maroc. En 1991, cette association publia trois communiqués. Le premier a dénoncé la deuxième guerre du Golfe; le deuxième a fustigé la conférence de paix de Madrid pour le Proche-orient et le troisième devait dénoncer la campagne de radiation d'un certain nombre de prêcheurs du vendredi du corps des fonctionnaires du ministère des Habous et des affaires islamiques. Mais, même si cette association n'a pas évolué, Driss Kettani ne s'est pas empêché d'exprimer ses positions notamment à l'égard des événements du 11 septembre 2001. Ainsi, il publia une Fatwa signée par 16 autres Oulémas en octobre 2002 comme tentative de ressusciter l'association des Oulémas libres. Parallèlement à son action collective, Driss Kettani a porté son intérêt sur les questions politiques internes et plus particulièrement sur la politique religieuse. Son intérêt s'étendit également à toutes les questions se rapportant aux causes islamiques. Ainsi, il s'opposa énergiquement à toute alliance avec les pays occidentaux dans leur guerre contre des pays islamiques, la considérant comme un acte illégal du point de vue religieux. Il s'opposa également à toutes les tendances laïques et nationalistes qui ont vidé, d'après lui, la cause palestinienne de sa quintessence islamique. Par conséquent, il s'opposa à toutes les solutions négociées du conflit israélo-palestinien. Pour lui, il n'y a de voie que celle du Jihad pour la libération de la Palestine, convaincu qu'il est de la victoire finale sur "Banou Israël" comme le prévoit le Coran.