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Dans le fief islamiste de Fizazi
Publié dans La Gazette du Maroc le 16 - 06 - 2003

Le procès du prédicateur Fizazi devait reprendre lundi 18 août. Mais qui est Mohamed Fizazi ? Dans son quartier adoptif, à Tanger, on ne jure que par lui… Il possède une mosquée où il dispense ses prêches et enrôle les jeunes pour les guerres saintes. Accusé de participation aux préparatifs des attentats du 16 mai, Fizazi devra répondre à des chefs d'inculpation nettement plus graves. Enquête dans le fief du prédicateur où se dessinent de probables liens avec le réseau d'Al Qaida.
Quand on s'approche du quartier de Tchar Bendibane, que les badauds de Tanger appellent en plaisantant «tchar bela bibane» (douar sans portes), des odeurs de décharge provenant d'un oued voisin s'épanchent au milieu des scènes de la vie quotidienne. Foule et chariots de vendeurs ambulants, alignement de cafés populaires et de commerces, vociférations des commerçants, bruits insoutenables des voitures et des taxis blancs qui font la navette jusqu'à très tard le soir entre Tchar Bendibane et le centre-ville…
Non loin, passe la route nationale qui mène vers Asilah. Le quartier est relié à la nationale à travers un pont démesuré qui donne le ton à ce paysage lunaire où s'entassent pêle-mêle les habitations des pauvres gens. Nous sommes dans le fief de Mohamed Fizazi, dans la proche banlieue de Tanger. C'est ici que vit le prédicateur et que ses théories islamistes ont été forgées. Au milieu d'une place exiguë, la mosquée baroque de Mohamed Fizazi s'élève, irréelle, posée là par les circonstances douteuses qui accompagnèrent l'essor du quartier insalubre à partir des années soixante-dix. La mosquée du prédicateur a d'ailleurs perdu son nom d'origine et est désignée désormais comme étant la mosquée “kantra” (pont) ou pour les fidèles qui connaissent mieux l'histoire de cette mosquée, la mosquée de “Fizazi”. Le prédicateur arrêté et jugé dans le cadre des attentats du 16 mai vit ici, à quelques centaines de mètres du lieu de culte. “Il a deux maisons et deux épouses”, apprend-on.
Chez les Fizazi
Le prêcheur est décrit comme “modeste”, “aimable” avec les passants qu'il croise, il s'intéresse à la vie communautaire et aide les gens. La vie qu'il menait ici était très simple, malgré ses nombreux voyages aux quatre coins du monde… Il fréquentait les familles honorables du quartier et personne ne semble vouloir croire qu'il avait une double existence.
Au 21 de la rue du martyr al Asri (al-chahd-al-Asri), résident la première femme de Mohamed Fizazi et ses enfants. La demeure est simple, avec un garage loué à un commerçant. Au moment de son arrestation, le prédicateur n'avait pas payé son loyer depuis plusieurs mois.
C'est la sœur de Mohamed Fizazi et la fille de ce dernier qui nous reçoivent avec cordialité et une certaine gêne. Huit autres enfants de Mohamed Fizazi sont issus de ce premier mariage. Sept filles et deux garçons. A l'heure actuelle, l'un des fils du prédicateur, Abdelillah, soupçonné d'appartenir au réseau de la Salafiya Jihadiya, est entre les mains de la police et fait l'objet d'une enquête. Son frère, Abdelhalim, est à Casablanca avec sa mère pour suivre le procès. La petite Fizazi nous apprend aussi : “j'ai deux sœurs issues du second mariage de mon père”. Interrogée sur l'éducation des enfants, sa tante affirme que “c'est un père comme les autres et qu'il vivait selon les préceptes de la charia. Ses enfants allaient à l'école, les filles étaient voilées et avaient une vie des plus normales”.
Voulant en savoir plus, il nous a été conseillé de lire les ouvrages de Mohamed Fizazi pour connaître ses idées…
La seconde épouse du prédicateur vit dans les parages, dans une maisonnette encore plus modeste, où le couple a abrité ses noces il y a quelques années. Elle exerce comme institutrice dans une école de Tchar Bendibane, tout comme la première vocation de Mohamed Fizazi qui était enseignant dans le collège Abderrahman Dakhil de ce même quartier. Il avait quitté Fès en 1976, ville où son père était imam à Doukarat, et s'était fait remarquer très tôt à Tanger par ses activités religieuses.
La rencontre programmée, à Tchar Bendibane, avec un disciple notoire de Mohamed Fizazi, relâché il y a quelques jours par la police, nous plonge un long après-midi dans le tumulte des attentats. Chef de famille, E. a été arrêté, interrogé longuement par une brigade spéciale avant d'être remis en liberté : “je n'avais rien à me reprocher”.
Interrogé sur son propre interrogatoire, il dit : “ils sont venus me prendre à la maison. Ils voulaient savoir combien de sourates je connaissais par cœur, si ma femme était voilée et de quelle manière (couleur du voile et forme sur le visage), si j'étais en relation avec al adl wal ihsan, si j'étais en possession de livres de Mohamed Fizazi et quel type de lien j'avais avec lui…”. E. rappelle les premières années de Mohamed Fizazi à Tanger : “en 1985, alors imam de la mosquée Al Mouahidin dans le quartier Ain Hayani, il avait été arrêté avec des dizaines d'autres activistes islamiques au Maroc”.
L'affaire ne s'était pas ébruitée. C'était l'époque où la chasse aux sorcières se faisait en catimini, face à des partis clandestins qui évoluaient eux-mêmes dans l'ombre… Le prédicateur avait été “soupçonné d'appartenir à une mouvance qui voulait porter atteinte à la stabilité du Royaume. A l'époque, c'était difficile de savoir qui faisait quoi clandestinement. Tout le monde préparait la révolution islamique à sa manière : le parti des Frères musulmans, celui de Abdelslam Yassine, Chabiba islamiya etc. Mohamed Fizazi était inclassable. Il avait les mêmes ambitions mais a toujours fait un parcours personnel…”
L'arrestation de Abdelillah
La mosquée de Fizazi est située sur l'avenue Florencia. On peut y accéder en passant par la rue Rahal ben Ahmed, une rue sale où s'entassent les petits commerces et les gens désœuvrés du quartier.
La mosquée paraît immense et abrite un vrai centre commercial avec plus de dix magasins et un grand café que les ouvriers et employés du coin ont l'habitude de fréquenter : restaurants populaires, laiteries, bocadillos espagnols, marchands de fruits, bouchers. E. montre l'une des échoppes et dit : “c'est dans l'une de ces boutiques que Abdelillah Fizazi a été arrêté, alors qu'il était employé dans un restaurant”. Employé dans un restaurant ? L'antre est exigu, on y vend des bocadillos. Sur l'enseigne est écrit “Sandwich Essaada”. Ni E. ni les employés du local ne semblent savoir que Abdelillah a passé des mois dans des camps d'entraînement en Afghanistan et qu'il a rencontré en personne le mollah Omar et Oussama ben Laden…
Interrogé sur le travail du fils du prédicateur dans le restaurant, l'un des employés répond qu'Abdelillah “travaillait ici depuis moins d'un mois” et que personne “ne savait rien de lui, sinon qu'il avait trente ans et qu'il était le fils de l'imam de la mosquée”. Quant à son caractère, on le décrit comme un homme “sociable qui aimait passer ses heures creuses sur une chaise devant la porte du restaurant”.
A la question : “était-il radical dans ses opinions ?”, l'autre employé répond : “durant son séjour, il nous interdisait de voir à la télévision les chaînes espagnoles ou même 2M, il disait préférer la TVM”. Il raconte finalement comment s'est déroulée l'arrestation d'Abdelillah : “il se trouvait cet après-midi là devant la porte du restaurant. Des inspecteurs sont arrivés et l'ont encerclé rapidement en lui demandant de les suivre. Ils l'ont embarqué et ils sont partis très vite”.
“Je suis le terroriste des mécréants”
Dans le quartier, on se souvient comment Mohamed Fizazi avait été suspendu de prèche de la mosquée “kantra”, quelques jours après le déclenchement de la guerre d'Irak. Lors du prêche du vendredi, il s'était levé et avait dit : “je suis un terroriste pour les mécréants”, et il a ajouté “la mort de ceux qui se taisent et s'alignent avec les USA est licite, autorisée” (yajouzou katlouhoum). L'enceinte de la mosquée de Tchar Bendibane s'était convertie en une arène de vindicte populaire où le meurtre était banalisé.
Les prêches de Mohamed Fizazi faisaient un malheur auprès des jeunes qui venaient parfois de très loin pour l'écouter. L'un des habitués de la mosquée se souvient “que des gens venaient même d'Oujda ou de Fès pour ses leçons. Cheikh Fizazi s'emportait durant ses prêches et déchaînait la foule qui aime en général les imams passionnés”. Pour cet autre intellectuel barbu de Tchar Bendibane, Mohamed Fizazi “rappelait à beaucoup de gens Fidel Castro et sa manière de prononcer les discours, d'utiliser les mains, de s'arrêter au milieu d'une phrase, de suspendre le sens et tenir en haleine l'auditoire, de marteler les mots importants, d'utiliser des images et de toucher le plus humble avec des mots simples et efficaces”. L'ancien enseignant de français sait également se mettre en colère et devenir violent, comme ce jour où l'Egyptien Nassar Hamed Abou Zaid, chercheur persécuté dans son pays et excommunié par la Jamaâ islamiya, était invité à Tanger pour une conférence. Mohamed Fizazi avait provoqué un scandale avant même que Abou Zaid ne prenne la parole en traitant le chercheur de tous les noms…
Fizazi enrôle pour le jihad
Dans ses prêches du vendredi, Mohamed Fizazi internationalise son discours. Il annonce à chaque fois le combat douloureux contre les ennemis de Dieu, comme les USA, Israël, l'impérialisme. Selon E., le prédicateur “considère que la seule force qui puisse venir à bout des USA, le grand Satan, c'est la Ouma islamique, et c'est dans ce sens que doivent travailler les Musulmans, dans le cadre du jihad. Mais cet Islam doit être celui de la Charia, que Mohamed Fizazi essaie d'appliquer à tous les domaines”. Si le Maroc et les autres pays arabes, dirigés selon lui par une élite mécréante, connaissent autant de problèmes, c'est “qu'ils ne respectent pas la loi de Dieu, consignée dans la Charia, bima anzala Allah”.
Et l'ancien disciple de Fizazi d'expliquer : “les théories du prédicateur sont plus explicites dans quelque dix ouvrages publiés. Il y définit notamment le concept de jihad, la guerre sainte, et essaie de l'actualiser avec la conjoncture internationale en puisant ses arguments dans le Coran et les Hadiths. Il évoque aussi les attitudes que les Musulmans doivent avoir vis-à-vis du jihad : jihad avec l'argent, avec la parole, avec les armes (silah) quand les circonstances le demandent”.
E. laisse tomber soudain : “ses discours parlent beaucoup d'un Islam mondial et identique dans tous les pays”. La Tchétchénie, l'Afghanistan, la Palestine, l'Irak… “Il rêve d'instaurer la Charia sur toute la planète”…Dans ses autres ouvrages fondamentaux, “il s'élève contre le plan d'intégration sociale de la femme, explique pourquoi il ne faut pas aller voter et essaie de définir ce qu'est aujourd'hui la Ouma”.
Mais au fil du temps, la bête a pris du poil : on le voit sur Al Jazira, où il agresse littéralement ses interlocuteurs, prônant un Islam radical faisant allusion au Wahhabisme. Sur la scène internationale, le prédicateur utilise son nom de fidaï, Abou Maryam. Dans ses présupposés idéologiques, “c'est un fondamentaliste qui cherche le sens littéral du texte. Cette stratégie lui permet de ne jamais s'encombrer de discours théoriques ; avec une vision pratique qui plaît beaucoup aux esplanades des déshérités et des chômeurs, il explique que si tout va mal, c'est qu'il n'y a que très peu de vrais Musulmans autour de lui… Mais il pense tout autant que la force peut être utilisée pour appliquer la Charia, et que les intellectuels et les gens de la Ouma qui se taisent devant le “mounkar” deviennent à leur tour des cibles de représailles”. Mohamed Fizazi, le prédicateur de Tchar Bendibane, n'est pas un mystique, mais un illuminé, un fanatique qui a mordu à l'international et qui a transformé, lui et quelques autres dans le Royaume, le rôle socialisant des imams en une structure de recrutement des jeunes pour des guerres lointaines et incompréhensibles.
Fizazi et les Benyaich
Devenir moujahidines comme les frères Benyaïch, qui vivent à quelques centaines de mètres de la mosquée Kantra. Aller mourir dans les montagnes afghanes, faire exploser une bombe dans des lieux publics, devenir martyr pour une cause qui dépasse ses acteurs et ne révèlera jamais ses tenants et ses aboutissements.
Non loin, au crépuscule de ce périple, la mosquée «kantra» pleure ses morts… E. nous emmène vers la maison où les Benyaich ont passé leur jeunesse.
Un fonctionnaire de la sécurité nationale nous accompagne et raconte les péripéties de l'arrestation de Hadj Robert: “c'est inoui, nous l'avions d'abord attrapé dans une villa, mais il nous avait échappé. Comment a-t-il fait puisqu'il était menotté ? L'équipe d'intervention avait des plans de la maison pour ne pas commettre d'erreurs. Le terroriste français a réussi à nous filer ce soir-là, nous avons frôlé la catastrophe...”
Le quartier Tchar Bendibane se révèle limitrophe à un autre quartier appelé Mouadafin, devenu célèbre pour avoir abrité une famille de moujahidines comprenant quatre frères. Les Benyaïch ont connu de très près le prédicateur Mohamed Fizazi.
Aujourd'hui, la famille Benyaïch est partie vivre à 1 kilomètre de la mosquée du prédicateur, à Branes. Toute l'adolescence des frères Benyaïch se déroula à quelques mètres de la mosquée «Kantra».
Dans le quartier, le sujet soulève bien des sensibilités. Les Benyaich, on les connaissait bien. Après une adolescence normale, ils seront tour à tour récupérés par le réseau international islamiste. Abdellah est mort en Afghanistan, durant les bombardements américains. Salahdine a fait le jihad en Tchétchénie où il a perdu un œil, il est actuellement en état d'arrestation et fait l'objet d'une enquête dans le cadre du 16 mai.
Ahmed a suivi la voie et les convictions de ses frères et Abdelaziz, soupçonné d'avoir participé à la préparation des événements tragiques de Casablanca, est actuellement arrêté en Espagne d'où il devrait être bientôt transféré vers le Maroc. Quatre frères, quatre victimes de l'embrigadement islamiste, dans le giron de Mohamed Fizazi.
Qui était derrière leur enrôlement? Selon un voisin du quartier Mouadafin, qui a fréquenté depuis plus de vingt ans tous les personnages de cette histoire, “Mohamed Fizazi était un grand ami du père Benyaich, il venait très régulièrement chez ce croyant sincère qui l'accueillait à bras ouverts”. Et il ajoute: “c'est comme ça que tout a commencé pour les
frères”. L'endoctrinement aveugle, la mégalomanie aidant, a poussé ces enfants de la mosquée “kantra” vers des légendes de sables. C'est Hadj Robert qui a vendu Abdelaziz Benyaich en le citant comme contact du réseau international d'Al Qaïda.
Suite de l'enquête la semaine prochaine :
La structure d'Al Qaïda à Tanger.


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