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“Il est grand temps que les Arabes utilisent l'arme du pétrole”
Publié dans La Gazette du Maroc le 31 - 03 - 2003

Entretien avec Nicolas Sarkis, consultant international et directeur de la publication “Le pétrole et le gaz arabes”
Né en 1935, diplômé en droit et en sciences économiques, Nicolas Sarkis est conseiller auprès de pays producteurs de pétrole et de sociétés internationales, et depuis 1966, directeur du Centre arabe d'études pétrolières.
Il dirige, depuis 1969, la revue Le Pétrole et le Gaz arabes, publiée en français, en arabe et en anglais et est l'auteur de divers articles dans la presse internationale.
De plus, il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le Pétrole, facteur d'intégration et de développement dans les pays arabes (éd. LGDJ, 1963), Le Pétrole et ses incidences sur l'économie du Moyen-Orient (1965) et Le Pétrole à l'heure arabe (éd. Stock, 1975).
La Gazette du Maroc : que pensez-vous du comportement du marché pétrolier au lendemain de l'invasion de l'Irak et comment se fait-il que les prix du baril n'aient pas flambé ?
Nicolas Sarkis : pour évaluer un peu ce qui se passe sur le marché pétrolier et ce qui pourrait se passer dans les semaines à venir je crois qu'il faut garder à l'esprit quelques données de base. Tout d'abord au niveau de l'équilibre entre l'offre et la demande : jusqu'ici l'offre a été largement suffisante pour couvrir les demandes. Et je pense que cela se maintiendra tant qu'il n'y a pas de développement dramatique dans cette guerre qui entraînerait une baisse ou un arrêt des exportations à partir des pays exportateurs de pétrole en dehors de l'Irak. Dans cette hypothèse l'équilibre va être assuré en puisant dans les réserves pétrolières stratégiques détenues par des pays consommateurs, notamment les Etats-Unis, l'Europe et le Japon. Quant aux prix et bien que l'offre reste suffisante, il faut s'attendre à une grande volatilité qui dépendra des informations bonnes ou mauvaises en provenance de l'Irak, parce que les prix sont sensibles non seulement à cet équilibre, mais aussi au facteur psychologique, c'est-à-dire des anticipations et des craintes concernant des scénarios plus ou moins graves.
Mais tout en excluant une forte baisse de l'offre qui pourrait être provoquée par une baisse volontaire des exportations de la part des pays exportateurs. Il faut tenir compte des opinions publiques de recourir à l'arme du pétrole, c'est-à-dire de décréter un embargo sélectif sur les exportations à destination des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne comme cela s'est passé en 1973 mais ce n'est pas encore le cas. Ce serait possible s'il y a vraiment aggravation du conflit et que des réactions violentes des opinions publiques arabes obligeraient les pays exportateurs à prendre des mesures dans ce domaine. Si ça devait se produire, il faudrait bien sûr s'attendre à une très forte flambée des prix.
Bush a affirmé sa mainmise sur le pétrole irakien. Quelles en seraient les conséquences sur les sociétés pétrolières non américaines ?
Il existe au sein de l'administration Bush ce qu'on appelle les faucons qui envisagent dors et déjà une privatisation de l'industrie pétrolière en Irak avec une mainmise quasi totale des sociétés américaines sur le pétrole irakien, en excluant des sociétés qui appartiendraient à des pays qui ne soutiennent pas l'action militaire américaine en Irak. Mais je crois que tout ceci relève de l'utopie parce que ce scénario méconnaît complètement la réalité politique de l'Irak. Je pense qu'aucun responsable irakien actuel ou futur, n'accepterait une mainmise de sociétés américaines, car personne n'a oublié le sort réservé à l'ancien premier ministre irakien Noori Saïd considéré comme l'homme lige de la Grande-Bretagne et qui avait été lynché dans les rues de Baghdad le 14 juillet 1958 en même temps que toute la famille royale a été massacrée. Il existe en Irak un sentiment patriotique très fort que certains responsables de l'administration Bush n'ont pas l'air de connaître, en tout cas il le sous-estiment. Mais je crois qu'à l'avenir et quelle que soit l'issue de la guerre, l'exploitation du pétrole irakien va être assurée ou tout au moins gérée et contrôlée, par le gouvernement irakien et qu'il y aura place évidemment pour des sociétés américaines mais aussi pour d'autres, européennes, russes ou chinoises etc. Et que le régime d'exploitation ne se fera certainement pas dans le cadre d'une privatisation qui est tout à fait exclue. Mais la future politique pétrolière des responsables irakiens sera similaire à l'actuelle, c'est-à-dire une régulation de l'offre et des prix toujours avec la coopération du peuple.
Dans la chronique de cette guerre annoncée longtemps à l'avance, les Américains avaient arrêté leur plan de reconstruction de l'Irak, allant même jusqu'à octroyer des contrats à des sociétés américaines. Quel est votre commentaire ?
Il faut faire deux distinctions : côté américain on veut distribuer des contrats à des sociétés américaines pour éteindre des puits ou empêcher de les incendier. Cela est envisageable en cas de guerre et les Américains peuvent le faire. Ce sont des situations d'urgence qui ne permettent pas d'attendre la fin du conflit pour éteindre les puits. C'est un acte de souveraineté, c'est à l'Irak de le faire mais dans l'état actuel des choses, ce n'est pas envisageable. Par contre c'est aux Américains de le faire mais après le conflit et dans l'hypothèse de l'installation d'un nouveau gouvernement. Quant à l'exploitation du pétrole irakien, il y aura de la place pour tout le monde et non une exploitation exclusive par les sociétés américaines. Je pense que le nouveau gouvernement en tiendra compte. Pour ce qui est de la privatisation, qui conduirait à un accroissement rapide de la production irakienne et à une chute durable des prix du pétrole ou à l'éclatement de l'OPEP, tout ceci relève de l'utopie parce que cela ne servira l'intérêt de personne, ni de l'Irak, ni de celui des pays exportateurs de pétrole ni de celui des compagnies pétrolières internationales américaines ou autres, ni de celui des pays consommateurs.
Tout le monde a besoin d'un marché pétrolier stable, d'un prix de pétrole adéquat pour répondre aux besoins des pays producteurs, aux besoins d'investissements de la part des sociétés pétrolières, des pays consommateurs dont la demande augmente rapidement. Face à cet accroissement de la demande, il faut que les prix du baril se maintiennent à un niveau suffisant pour inciter les compagnies à investir et ce prix est de l'ordre de 25 à 28 dollars le baril.
Pour revenir à la guerre et ses enjeux, quelle est la place du Kurdistan dans la politique de l'administration Bush ?
Le Kurdistan fait partie du territoire où il y a les gisements du nord mais la majeure partie du pétrole irakien provient du sud du pays. Maintenant, qu'est-ce qui va arriver après cette guerre ? Personne ne le sait pour le moment, ni le président Bush ni personne d'autre. Toutefois, tous les scénarios restent possibles. Reste à espérer que l'Irak ne sera pas démembré et que son intégrité territoriale soit respectée, que le gouvernement irakien soit celui de tous les Irakiens dans le cadre d'un pays unifié, un peu plus décentralisé, peut-être fédéral. Tout ceci reste à étudier. Rien n'est encore fini, mais ce qui est clair depuis le début de cette guerre, c'est que ce qui se passe sur le terrain, ne correspond pas du tout au scénario rêvé par l'administration Bush, c'est-à-dire une guerre éclair qui se solderait par un accueil chaleureux de la population et par l'installation à Baghdad d'un régime à la solde des Etats-Unis.
Tout ceci est un rêve qui ne correspond pas du tout aux réalités du terrain et au jeu politique très complexe en Irak et surtout à la volonté et aux aspirations du peuple irakien, qu'il soit à 100 % ou à 60 % derrière Saddam Hussein, cela ne change rien. Ces Irakiens sont Irakiens avant tout, avant d'être pour ou contre Saddam Hussein.
Quelles seraient les conséquences immédiates et futures sur la carte géographique de la région ?
Mon sentiment est que cette guerre est comme un séisme qui provoque un choc et des contre-chocs. Le choc immédiat au niveau arabe, c'est bien sûr le mécontentement de la rue et une vague d'anti-américanisme. Quant aux contre-chocs, il faut s'attendre à une tendance vers le radicalisme. Dores et déjà, les services de renseignements occidentaux s'inquiètent du fait que le réseau d'Al Quaïda a intensifié ses efforts pour recruter une nouvelle génération de terroristes. Malheureusement, ce que je crains c'est que cette guerre est perçue très largement comme une nouvelle croisade lancée par Bush et ses collaborateurs contre le monde musulman. C'est l'aspect le plus inquiétant de l'affaire. C'est inquiétant pour le monde entier.
A côté de ceci, les réactions les plus saines et les plus normales seraient que les pays arabes en général, avec des nuances bien sûr d'un pays à l'autre, repensent les structures de leurs régimes politiques et qu'ils se ressaisissent et qu'il y ait de nouvelles institutions politiques des partis, des syndicats etc, de manière à rendre à monsieur tout le monde la parole et l'action qu'il doit avoir dans la vie publique. Je crois que c'est la réaction saine qui demande du temps pour qu'il y ait organisation autour d'idées précises et de forces politique bien structurées, bien organisées pour assumer les responsabilités qui sont les leurs.
Bush a classé également l'Iran dans l'axe du “ mal ”. Or ce dernier pays est le prolongement stratégique de la Russie. Quelles seraient les intentions de Bush après l'Irak ?
Les intentions on les connaît depuis que l'Iran a été classé dans l'axe du “ mal ” pour reprendre les termes de Bush avec l'Irak et la Corée du Nord. Cela me rappelle les néo-conservateurs américains qui envisagent, comme ils disent, de remodeler la carte politique du Moyen-Orient. C'est ce qu'ils veulent faire et de la manière dont ils ont commencé, c'est très mal parti pour eux et pour les autres. Il faut attendre et voir si les néo-conservateurs américains vont pouvoir poursuivre leur politique pour ne pas dire leurs actes d'apprentis sorciers ou bien, si avec ce qui se passe en Irak, il y a aura des réactions violentes dans les pays arabes et surtout un retournement dans l'opinion publique américaine. Cette dernière va jouer un rôle déterminant dans ce conflit et pourrait freiner ou arrêter cette guerre conduite par Bush et ses collaborateurs. Si cette opinion publique se rend compte que c'est un acte de folie de Bush et qui pourrait porter préjudice aux Américains eux-mêmes. Ce qui est significatif, c'est que les grandes sociétés américaines ont commencé déjà à s'inquiéter sérieusement à propos de ce qui se passe parce qu'elles sont pointées du doigt à gauche et à droite un peu partout dans le monde comme étant un peu derrière cette politique de Bush alors qu'elles ne le sont pas vraiment. La stratégie de Bush ne correspond pas du tout à la stratégie et aux objectifs des grandes compagnies pétrolières américaines qui se trouvent embarquées malgré elles dans cette guerre en Irak et qui s'inquiètent des conséquences qu'elles pourraient subir aussi bien dans les pays arabes que partout dans le monde. Ces compagnies n'ont aucune envie d'être larguées dans les chars de Tommy Franks et apparaître comme les supplétifs de l'armée américaine.
Qu'en est-il de la Russie qui a de gros intérêts en Irak ?
La Russie a sa propre stratégie et ses propres intérêts qui ne correspondent pas du tout aux intérêts américains et elle le fait savoir haut et fort. Jusqu'ici elle se démarque de la politique de George Bush malgré la coopération instaurée dernièrement entre Moscou et Washington. Mais cette coopération a ses limites et c'est la raison pour laquelle le président Poutine a pris ses distances vis-à-vis de la guerre en Irak.
Quelle est votre lecture de cet unilatéralisme américain ?
C'est la volonté d'un pays d'imposer son hégémonie dans le monde et d'agir à sa guise, même en allant à l'encontre de la volonté et des sentiments de la communauté internationale exprimée dans le cadre de l'ONU, du Conseil de sécurité et ailleurs. Cela inquiète tout le monde mais encore une fois, je crois que l'un des facteurs majeurs qui pourrait arrêter cet aventurisme américain, c'est l'opinion publique américaine. C'est capital. Plus la guerre dure, plus il y a des victimes du côté américain, plus il y a de réactions dans le monde, plus Bush doit en tenir compte.
Vous avez évoqué le néo-conservatisme américain. N'est-il pas synonyme de néo-colonialisme ou de néo-impérialisme ?
Effectivement. Bien sûr, cela implique une nouvelle forme de colonialisme avec cette fois-ci des armes encore plus sophistiquées et plus dévastatrices et puis il y a ce problème de la présence d'une superpuissance qui veut imposer sa volonté hégémonique au reste du monde, malheureusement sans un contrepoids suffisant pour mettre fin à la folle équipée de Bush. Encore une fois il faut espérer que le mouvement de protestation contre cette guerre s'intensifie aussi bien dans les pays industrialisés et surtout dans les pays arabes. Ce qui est remarquable dans tout ce qui se passe, c'est que les pays arabes en général expriment leur soutien à l'Irak et leur refus de la guerre, mais ce qui est dit publiquement et officiellement ne correspond pas toujours à ce qui est fait. Il ne faut pas oublier que les troupes américaines qui envahissent l'Irak viennent à partir de bases installées dans les pays arabes. Il faut savoir ce qu'on veut au juste, est-ce qu'on est pour ou contre la guerre ? On dit qu'on est contre la guerre, mais en fait, on fait tout pour soutenir cette guerre. Les pays arabes n'ont pas encore évoqué la possibilité d'utiliser le pétrole comme arme contre les pays envahisseurs : vous envahissez un pays arabe frère, membre de la ligne arabe. Vous êtes en train de détruire l'Irak et de massacrer son peuple. De ce fait, nous ne pouvons pas vous livrer notre pétrole. Cette arme dont les pays arabes disposent aurait dû être utilisée depuis deux semaines. Ce n'est pas trop tard et il faut espérer que les pays arabes y pensent sérieusement. Il se trouve que certains régimes arabes sont pris entre l'enclume de leur opinion publique et le marteau américain. Ils ont été tétanisés par cette politique américaine depuis le 11 septembre. Il est temps que cela change et que les pays arabes pensent à leur survie et aux intérêts de leurs pays et leurs peuples. D'ailleurs, contrairement aux armes utilisées par les Américains actuellement, l'arme du pétrole ne tue personne et peut contribuer à arrêter cette guerre et cette boucherie commencées en Irak.


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