À 7 heures et demie du matin, un mardi de ce mois de juin, un citadin était attablé dans un glacier quelque part sur le boulevard Mohammed V… Deux policiers de la circulation prenaient leur petit-déjeuner, casquettes ôtées, à 10 DH : café crème, croissant, jus d'orange et un verre d'eau fraîche. La ville ne se réveillait pas seulement, elle grouillait à cette heure-ci. Les taxis blancs ont déjà déversé les banlieusards par dizaines, devant les portes ouvertes du glacier, d'où les policiers constataient, mais se nourrissaient, ces mêmes taxis qui rechargeaient « des fournées » en partance pour les unités des quartiers industriels. C'étaient des ouvriers et employés qui faisaient escale au centre pour rejoindre l'autre bout de la ville. En face, en arrière plan, l'assistante de la Grande Pharmacie Commerciale levait les rideaux, heureusement pour ses minces bras, électriques. Le camion des Brasseries du Maroc déchargeait les caisses de bières qui allaient être ingurgitées dans la journée par les assoiffés d'une ville en bouillonnement, Casablanca. Coupe ces regards croisés, un journaliste alourdi par sa sacoche débordante, ses années de scribouillages, ses déceptions quant à un environnement sciemment déséquilibré. Les femmes aux pantalons serrés s'assuraient des rondeurs de leur corps à travers les reflets du verre. Une fois la place libérée, un couple est arrivé. Le garçon chétif et mal habillé ; la femme vulgairement maquillée. Le citadin n'avait pas besoin de beaucoup de matières, grises ou colorées, pour comprendre les gesticulations de cette femme vulgaire. Elle ne se contentait pas de ce qu'il lui a donné. Sur ses lèvres, il lisait : « Je n'ai pas de quoi aller à la maison ». Le garçon tenait ses sous dans sa poche qu'il gardait avec sa main droite. Il a fini par céder et ce qu'il lui a tendu lui a fait revenir son sourire qui laissait apparaître une vilaine dentition. Le soleil commençait à faire son effet et les émissions des pots d'échappement, surtout des autobus, amplifiaient l'effet de serre en cette matinée de juin. Les plus sensibles, pour traverser cette artère, se bouchaient les narines… Pour beaucoup de Casablancais, le CO2 est le deuxième plat du jour. Toujours ouvertes, les portes du glacier éjectaient les regards croisés des oisifs qu'elles récompensaient avec des bouffées d'air empoisonné. Le citadin décida alors de se prendre un petit moment de repos. Tous ces va-et-vient le fatiguaient. Il se réfugia dans un autre glacier sans portes ouvertes pour éviter les regards croisés. Le temps de s'asseoir et de faire appel au serveur, qu'un clochard pénètre dans le local et interpelle celui-ci. Vu la canicule qui s'est abattue sur la capitale économique pendant ces trois jours, le clochard avait soif et exigeait qu'on lui serve un verre d'eau fraîche. Sauf que le gars en question n'y est pas allé de main morte. Il voulait son eau et criait pour l'avoir. Sur ce, notre citadin n'a même pas eu le temps de se rafraîchir, plutôt la mémoire qu'autre chose. Le spectacle des regards croisés a fait irruption dans son environnement sans les deux portes ouvertes. Le Casablancais, en fait, est quotidiennement celui-ci. Heureux qui comme ceux qui s'enferment au prix cher dans un monde où il n'y a ni mendiants ni clochards, ni taxi blanc ni reflet de verre.