Dans les dîners mondains comme dans les cocktails diplomatiques, dans les médias occidentaux comme souvent dans les nôtres, la religion est la préoccupation majeure, elle est érigée en angle d'attaque privilégié sinon unique pour l'intelligence de notre société, de nos problèmes, de notre avenir. Nous ne semblons dignes d'intérêt que dans cette perspective. Nos sentiments vis-à-vis de Dieu et de ses saints, notre humeur sur le chemin de la mosquée, nos désirs révélés ou cachés sont passés au crible. Rien dans les chiffres du volumineux Annuaire Statistique du Maroc sur le taux d'investissement, sur la croissance démographique, sur les aléas de la production agricole, sur l'âge de mariage, n'attire de façon aussi ostentatoire l'attention des observateurs. Notre propension à croire plus ou moins aux miracles célestes prend le pas sur celle à épargner, l'homo œconomicus semble une espèce rare sous nos cieux. Les spécialistes de ce qu'on nomme pompeusement champ religieux en font une affaire souvent juteuse. Ils sont aujourd'hui légion à décréter des fatwas, la médiocrité, les platitudes et l'à peu près sont souvent la règle dans ce milieu. Nous sommes à l'ère des devins modernes. Aujourd'hui comme hier, c'est le culte du mystère et de l'étrangeté qui est prisé en nous. J'en arrive personnellement, ici comme à l'étranger, à me poser des questions sur moi-même et sur ma société. J'avoue que je ne me reconnais absolument pas dans ces clichés qui font le délice des Paris Match et autres journaux télévisés. Car, enfin, il me semble que l'intelligence de notre actualité relève de nombreux autres paramètres. Mais il faut bien se rendre compte que le rendement à l'hectare sur les terres ingrates de nombreuses régions du Maroc, où le degré moyen de pluviométrie ne présente pas grand intérêt pour animer les soirées mondaines ou fournir en accroches les journaux très respectables ou faire vendre des livres. Non pas que le religieux ne doive pas susciter d'intérêt, loin de là. Mais il doit être perçu dans le cadre d'une analyse globale et approfondie intégrant toutes les instances et décryptant ce qui est souvent en question derrière l'accoutrement religieux. Comme chez les individus, l'habit ne fait pas toujours le moine dans les sociétés. Prenons des exemples simples. Et en premier des images du Maroc des siècles sombres du XVI au XVIII siècles où le religieux semble prendre le pas, à juste titre, sur tout, dans le Maroc des saints et des sanctuaires. Mais c'est précisément la débilité de l'économique et sa fragilité qui en sont l'origine. On serait injuste envers les saints de l'époque en les confinant dans leur piété. C'est à eux qu'il revenait d'apaiser les âmes dans un univers apocalyptique. Mais c'est à eux aussi qu'incombait la lourde tâche de soutenir l'économie soumise à l'incertain, ils mobilisaient la population pour les travaux d'irrigation, luttaient contre les ravages des prédateurs, protégeaient les minces filets d'échange qui existaient encore et qu'ils prenaient sous leur protection. Autrement dit, ils faisaient ce que fait l'Etat, mutatis mutandis, dans le capitalisme en crise quand il renfloue les banques et les entreprises en faillite. Alors où est le « purement religieux » dans ce branle-bas de combat. Il s'agit simplement d'une réponse rationnelle relevant de l'efficacité d'une société démunie face à l'adversité. Pas plus hier qu'aujourd'hui, notre société n'est pas plus soumise que d'autres aux injonctions du religieux. Evidemment, à voir les troupes des fidèles affluer aux mosquées le vendredi, l'impression inverse s'en dégage. Mais là encore, il y a beaucoup à dire. Et peut-être que la mosquée est désormais ce réduit où le religieux se réfugie devant les incroyables avancées laïques du vécu. L'espace où l'individu se préserve de lui-même, pressentant à travers ses propres faits et gestes l'annonce de ruptures ! Le religieux se contente alors d'apaiser les âmes mais aussi de nous maintenir en vie « culturellement » devant les injustices flagrantes et les mensonges grotesques de l'Occident. Et la femme voilée alors, qui nourrit tant de fantasmes ? Je préfère, là encore, regarder les statistiques de l'âge de mariage et les progrès de la scolarisation féminine malgré les insuffisances des pouvoirs publics en la matière. Ou encore, constater toutes les libertés que la société prend dans les faits, vis-à-vis du religieux, et qui ne relèvent pas de l'anecdotique mais du structurel, c'est-à-dire du changement de fond. Ainsi le jeune homme et la jeune femme prenant le large de la modernité et de l'individualisme dans leurs pratiques amoureuses, ainsi tous les démentis que des parents très pieux opposent aux règles sur l'héritage en reconnaissant à leurs filles en catimini des droits (à travers des ventes fictives) que le texte sacré leur dénie et bien d'autres choses encore. On le voit, la société ne s'en prend pas de front au religieux, elle biaise avec lui mais en sape sûrement les fondements dans la longue durée. Pourquoi s'en étonner ? Le monde arabe n'est pas si fermé culturellement qu'on le pense. Abou Nouâss célébrant, dans sa langue magnifique, le vin et l'homosexualité, appartient bien à la civilisation arabo-musulmane. Qui sait, il eût été, peut-être, brûlé de son temps par l'Eglise catholique ! Alors regardons notre société tel qu'il se doit, comme une société qui ne relève pas d'une logique archaïque, fabriquée de toutes pièces par les mollahs. Ses secrets se retrouvent historiquement et aujourd'hui encore, sur nos champs d'orge et de blé souvent assoiffés, dans la maigreur de nos ressources en eau, dans nos terres si peu fertiles face à une Europe regorgeant d'eau et de terres limoneuses. Aujourd'hui que nous connaissons les secrets de l'expansion qui résident dans le savoir et la compétence, plaignons-nous plutôt qu'on accorde si peu d'intérêt à former consciencieusement nos jeunes générations et débattons-en au lieu de lorgner les mosquées qui seront demain le seul refuge contre toutes les mauvaises volontés et contre l'inconscience. ■