Les militants associatifs s'inquiètent, la société civile est partagée entre stupeur et mépris, tandis que les pouvoirs publics tardent à s'exprimer. Les dérives sectaires du cheikh Maghraoui font les choux gras de la presse, suscitant à nouveau un débat sur la légitimité des institutions du pays Sortie médiatique réussie pour le cheikh salafiste Mohamed Maghraoui, chantre du wahhabisme au Maroc, qui, en répondant à la requête d'un internaute sur son site maghrawi.net, a déclaré licite le mariage des fillettes de 9 ans. Sa fatwa «en ligne» est sans équivoque : «nous l'avons vu, nous en avons entendu parler et nous en avons discuté : des filles de 9 ans peuvent avoir une capacité à copuler que n'ont pas parfois celles de vingt ans». L'information a très rapidement suscité de vives réactions dans la presse marocaine et internationale. En rien décontenancé par ce déchaînement médiatique, l'imam a riposté dans un communiqué, maintenant fermement ses positions, précisant que «le poursuivre en justice reviendrait à porter plainte contre le prophète et l'Islam». La saine réaction de la société civile La société civile est montée au créneau, dénonçant une fatwa dont la teneur bafoue le code de la famille et la convention internationale des droits de l'enfant ratifiée par le Maroc. C'est justement sur le terrain des institutions du pays que s'est placé l'avocat Mourad Bekkouri, saisissant le parquet de Rabat contre le cheikh pour «atteinte au code de la famille et aux droits de l'enfant». Plus grave encore, les associations et l'avocat dénoncent une incitation à la pédophilie. Aïcha Chennah, la présidente de l'Association Solidarités féminines, ne ménage pas sa colère contre ce genre de dérives. «C'est un viol légal qu'on entend faire subir à des petites filles. Cette fatwa relève d'une tentative de légaliser la pédophilie. Ce qui est grave, c'est que cet individu utilise la religion pour véhiculer des idées inhumaines». Du côté des politiques et des pouvoirs publics, la réaction s'est faite beaucoup plus discrète. Les représentants de l'autorité interrogés préfèrent traiter ce qu'ils considèrent comme une provocation par le mépris ou l'indifférence. «Cet individu ne représente rien pour nous. On ne doit pas lui accorder plus d'importance qu'il ne mérite», nous confie un député qui préfère garder l'anonymat. Sauf que, dans certains milieux extrémistes, Maghraoui passe pour être l'une des stars du salafisme marocain. Le chercheur Abdelhakim Aboullouz, spécialiste en la matière, affirme que le site internet du cheikh, darcoran.net, est «l'un des sites islamistes les plus visités au Maroc». Fort de ses milliers d'abonnés, il comptabilise pas moins de 22 millions de pages consultées par les internautes ! Mais les autorités, comme toujours lorsqu'il est question de religion, préfèrent ménager la chèvre et le chou. Par crainte de voir leur électorat s'effriter un an avant les élections ? Peut-être l'Etat laisse-t-il réagir la société civile avant d'intervenir officiellement… Même réaction pragmatique au PJD, qui, par la voix de son député Abdelbari Zemzmi, a condamné la fatwa licencieuse, tout en relativisant la gravité des propos du cheikh. A une question sur le caractère pédophile de la fatwa, la réponse du député islamiste est somme toute assez équivoque : «la pédophilie et l'exploitation sexuelle des enfants se font dans l'ombre et en cachette (…), la fatwa dont on parle évoque le mariage. Ce sont deux réalités complètement différentes». Habile façon peut-être de ne pas froisser les rangs les plus extrémistes du parti. Attention au silence et à la banalisation ! Quant aux autorités directement concernées, Conseil supérieur des Oulémas et ministère des Habous et des Affaires islamiques, elles s'en remettent à l'article 20 du code de la famille, et donc à la clairvoyance du juge, pour trancher dans les cas extrêmes. Mais comme le souligne Aïcha Chennah, «personne ne peut contrôler totalement l'intégrité des juges». Et c'est bien cette faille du dispositif que le cheikh exploite pour justifier ses aberrations. Car en vertu de l'article 20 du code de la famille, «le législateur a autorisé exceptionnellement le mariage précoce et l'a soumis à l'autorisation du juge. Le résultat en est que le mariage des mineurs est toujours pratiqué», souligne Fatiha Mesbahi, du Bureau central de l'AMDH. Plus encore, Aïcha Chennah nous explique comment cette fatwa encourage dans la pratique le contournement des lois en vigueur : «En pratique, des filles mineures se retrouvent mariées en dépit des lois, selon la tradition musulmane, par simple récitation de la Fatiha. Dans le meilleur des cas, une fois enceinte, elle est amenée devant le juge qui se trouve dans l'obligation d'officialiser la chose par un mariage légal». Et dans certaines catégories de la population, l'influence de cette fatwa pourrait être désastreuse. «Les populations analphabètes, sont les plus exposées à ces soi-disant hommes de religion qui se prétendent garants d'un islam pur», poursuit Aïcha Chennah. «Dans les bleds, on ne peut pas savoir ce qui va se passer, comment les gens vont réagir. Ils pourraient marier à partir de neuf ans leurs filles pensant que la fatwa est officielle», commente l'avocat Mourad Bekkouri. Quoiqu'il en soit, cette polémique présente l'avantage de nous alerter sur la confusion qui règne entre les différentes instances d'autorité marocaines. «Qui a le droit de décréter le droit ? Quelle est la légitimité d'un cheikh comme Maghraoui ?», s'interroge Aïcha Chennah. «Nous avons un représentant légal, un Roi, un Parlement, garant des lois et des institutions. Au nom de qui parle cet individu ?», s'émeut-elle. Ainsi, deux légitimités en viennent à s'opposer : d'un côté, le dispositif législatif garantit aux citoyens des droits fondamentaux, et d'un autre, l'attachement très fort des Marocains à l'islam permet à des «spécialistes» de la religion de décréter un droit qui s'appuie sur une interprétation, parfois douteuse, du texte sacré. Dans cette configuration complexe, les associations militantes et la société civile interpellent l'Etat, seul à même selon elles de protéger les citoyens. «En tant qu'institution publique en charge des affaires religieuses, le ministère des Habous et des Affaires islamiques doit agir pour prendre les mesures nécessaires contre ces fatwas anarchistes», avance Saïda Idrissi, responsable de l'AFDM (Association démocratique des femmes du Maroc). Agir mais aussi réfléchir. «La force et l'efficacité de toute réaction ne peuvent être envisagées qu'à travers une réflexion sereine et sans précipitation», ajoute Najat Anouar, présidente de l'association Touche pas à mon enfant. A nous d'identifier les causes d'un tel phénomène. Tout en restant vigilant. «Attention au silence et à la banalisation !», conclut-elle. ■ L'avis des spécialistes «C'est de la non-assistance à enfant en danger !». Voilà les termes employés par la spécialiste pour qualifier la fatwa de Maghraoui. Selon cette gynécologue obstétricienne, qui ne souhaite pas dévoiler son identité par peur des représailles, les dégâts causés par des relations sexuelles à cet âge peuvent être fatals. «L'utérus d'une petite fille de 9 ans n'est pas mature. En cas de rapport sexuel à cet âge, la fillette encourt un risque de rupture, une infection, voire une hémorragie mortelle». Au plan psychologique, le choc issu de ce type de rapports est extrêmement traumatisant pour l'enfant. «Les conséquences psychologiques de tels actes peuvent se manifester par une grande angoisse, une dépression, mais aussi par des troubles plus profonds de l'identité sexuelle, du comportement, avec le développement de comportements addictifs comme la toxicomanie ou la violence, des troubles dans la construction des interdits sociaux et moraux», affirme la psychologue Loubna Lemseffer. «L'appareil psychique de la petite fille de 9 ans n'est pas prêt à la génitalité, même si elle est pubère. Durant cette phase, qui sépare la période oedipienne de la puberté, la petite fille rejette la sexualité, pour consacrer son énergie à d'autres activités et notamment à se construire socialement. Un rapport pédophile à cet âge est particulièrement dommageable car il perturbe les repères de sécurité de l'enfant et sa relation aux adultes et donc à la société, mettant en péril son développement futur».