Ibn Arabî. Dès que l'on veut parler de religion, les visages se crispent et les voix s'élèvent. Heureusement que la culture musulmane a ses penseurs, qui ont réfléchi sur l'Islam d'une façon autre. Parmi les chefs-d'oeuvre de la civilisation musulmane, on trouve le Traité de l'Amour d'Ibn Arabî. n Abdou Benyacine Comme son nom l'indique, l'ouvrage traite de l'amour, de ses différentes formes ainsi que de ses effets. L'originalité d'Ibn Arabî est d'associer ses analyses de l'amour au texte sacré du Coran. Le résultat est somptueux: que d'idées reçues balayées, que de clichés sur la religion musulmane qui se trouvent anéantis grâce à une lecture attentive et généreuse du texte sacré. Ici l'on ne parle pas de sabre ni de sang, on parle d'Al Hubb : «Sache-le et que Dieu te favorise, l'amour est une station divine (maqâm ilâhi). Dieu s'en est qualifié en se nommant dans le Coran l'Infiniment aimable et aimant (wadûd) et dans les nouvelles prophétiques, l'Amant (muhibb). L'amour (mahabba) est mentionné, dans le Coran et la Sunna, aussi bien comme le privilège de Dieu que des créatures». Par une analyse sans faille des versets coraniques, Ibn Arabî montre que, ce qu'il nomme «l'Amour Divin» fait partie de l'essence même de la religion musulmane. L'auteur sait de quoi il parle, puisqu'à Séville, pendant l'époque andalouse, il a étudié le Coran, le tafsîr coranique, le Hadîth, la Shâira, ainsi que la grammaire et la rhétorique. Pour Ibn Arabî, toutes les manifestations de l'amour sont reliées entre elles par un geste créateur, geste divin qui est lui-même amour suprême. L'affection naturelle d'une mère pour son nourrisson découle directement de cet amour originel qui est en même temps source de vie universelle : «L'amour que Dieu a pour ses serviteurs ne comporte ni origine ni finalité. De la sorte, l'amour qu'Il prodigue à ses serviteurs, du premier au dernier, selon un processus sans fin, est dans son essence le principe même de leur être». Le philosophe soufi analyse ensuite ce qu'il nomme «les attributs des amants dans le Coran», il s'agit de l'Amour de Dieu pour les repentants (tawwâbûn) : «Dieu aime ceux qui reviennent (à Lui) repentants» (Coran II, 222) ; vient ensuite l'Amour de Dieu pour les êtres qui se purifient (mutatahhirûn), la purification (tathîr) est en effet un attribut divin de sublimation. L'on trouve ensuite l'Amour de Dieu pour les constants (çâbirûn) et Ibn Arabî nous prodigue ici une véritable leçon de courage : «L'amour que Dieu a pour les Constants provient de leur conformité à Lui et à son Messager. L'adversité les frappe dans la Voie de Dieu sans qu'ils se sentent découragés et sans qu'ils montrent de faiblesse quand ils sont appelés à la supporter et qu'ils l'endurent». Il y a également l'Amour de Dieu pour les êtres reconnaissants (shâkirûn) ; la liste serait longue, notons seulement que les adjectifs utilisés (constance, reconnaissance, pureté) désignent des qualités humaines qui s'opposent à toute violence. Dans la pure tradition soufie, Ibn Arabî analyse aussi la fusion amoureuse, une jolie anecdote nous est rapportée : «Un amoureux entra, un jour, chez un maître spirituel qui lui parla de l'amour. L'individu en question se mit à fondre et à se liquéfier tel un filet d'eau au point que son corps fut dissout entièrement. Un ami du maître entra et demanda alors : «Où est donc Untel ?» Et le maître de répondre : «C'est cela!» en lui montrant l'eau et en lui commentant la condition de cet amoureux. Il retourna à sa condition, l'eau, principe de toute vie, conformément à cette parole divine : «Et nous avons fait de l'eau toute chose vivante» (Coran XXI, 30). Il ressort de ce récit que l'amant est l'être par qui toute chose vit».