Abd Al-Rahmân Ibn Khaldûn (1332-1406) a une oeuvre et une réputation. L'oeuvre culmine en un monument d'historiographie et d'intelligence, Le Livre des exemples, dont le volume liminaire, la Muqaddima, précédé de l'autobiographie de l'auteur, a été admirablement traduit en français par Abdessalam Cheddadi (Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 2002). La réputation est celle d'un musulman éclairé, rompant avec les contraintes de la théologie pour arracher à une religion obscure le trésor d'une science anthropologique où notre pensée moderne peut retrouver son bien. Des marxistes, des intellectuels laïques, des tenants des sciences de la culture ont donc vu en Ibn Khaldûn un précurseur, parce qu'il tournait le dos à la métaphysique pour étudier les pouvoirs et les savoirs en leur vérité historique concrète. Dans le livre fin et précis de Claude Horrut, nous suivons l'histoire d'une mythologie de la raison qui finit par recouvrir l'oeuvre qu'elle a permis de connaître. Grâce au magistral ouvrage d'Abdesselam Cheddadi, nous accédons à la réalité de son temps et de l'histoire de son milieu. Ibn Khaldûn vécut entre Tunis et Grenade, pour finir ses jours au Caire. Lettré et homme de cour, il connut les tragédies, la contingence et les méandres des politiques princières, en une culture sunnite inquiète de son visage et de son destin. Il vit le sac de Damas par Tamerlan, qu'il rencontra, ce dont il nous laisse un récit exemplaire. Il fut attaché à une religion modérée mais stricte, et illustra, en bon conservateur, la figure du savant juriste. S'il n'avait réalisé son ambition d'historien, il eût pris place parmi ces sages et ces hommes vertueux de l'Ifriqîya (Afrique du Nord médiévale) et du Maghreb, dont Abdesselam Cheddadi nous offre de si précises descriptions. Mais Ibn Khaldûn fut mieux, ou autre. Avant lui, l'histoire s'écrivait déjà avec génie en terre d'islam. L'islam n'est en rien rétif à l'histoire, lui pour qui l'humanité passe par divers cycles marqués par la vie et la mission des prophètes. Ibn Khaldûn conserva cette conviction, mais il la mit au service d'un savoir épuré, soumis aux critères de vérification, d'une théorie systématique, englobant géographie, origine des pouvoirs, lois de la croissance et du déclin des empires, examen des autorités telles qu'elles sont et non telles qu'elles devraient être. Il se peut que sa défiance à l'égard des mystiques, sa critique des philosophes, son attachement à l'autorité du juriste aient libéré l'espace de son ambition consciente : remplacer ces savoirs vains par une science de la civilisation. "AUTHENTIQUEMENT RATIONALISTE" Il connaissait l'essor récent de la mystique d'Ibn Arabî ou d'Ibn Sabîn, il savait aussi les âpres débats qui avaient conduit Ghazâlî à sauver la religion, en un sens spirituel, contre les philosophes, puis Averroès à sauver la philosophie d'Aristote en la décrétant obligatoire au sein de la religion elle-même. Ces diverses voies ne l'intéressent pas. Il tient les unes pour dangereuses, les autres pour stériles. Comme l'écrit Claude Horrut, il a "par stricte orthodoxie religieuse, clairement défini la frontière entre Dieu et le monde des hommes". Pour les philosophes et les mystiques de l'islam, ce monde est si passager qu'il suffit d'une physique héritée des Grecs pour le connaître, à moins qu'il n'y faille déchiffrer un Livre de l'univers, dont les signes sont des apparitions du monde divin, au même titre que le Livre saint et le Livre de l'âme. Pour Ibn Khaldûn, la Loi coranique suffit au commun des hommes et il reste à comprendre ce que les hommes font de leur histoire et des pouvoirs qu'ils ont reçus de Dieu. A une philosophie qui cherche à supplanter l'autorité du juriste et du traditionniste religieux, Ibn Khaldûn a-t-il voulu substituer un savoir laïque ? Non. Krzystof Pomian a raison d'écrire : "Ibn Khaldûn n'est pas un Machiavel musulman avant la lettre. Il est à la fois un théoricien, un moraliste et un prédicateur qui n'oublie jamais les exigences de la religion." Il fut, comme le montre A. Cheddadi, "authentiquement rationaliste" tout en étant hanté par la défense d'un ordre qui "signifiait la soumission humble, pratique et quotidienne aux lois dictées par la religion". Il ne fonde pas une "philosophie de l'histoire", ce n'est pas un théoricien de la politique à la manière d'un Aristote ou d'un Fârâbî, malgré sa dette immense à leur égard. Il est un très grand écrivain de l'histoire, parce qu'il sait que celle-ci exige une constitution conceptuelle autonome, et requiert l'art du récit. L'exactitude est sa norme, tandis qu'il offre un visage nouveau à ce que tous les penseurs de l'islam ont révéré, l'intelligence. C'est ce plaisir de l'intelligence que sa lecture nous offre. Aujourd'hui, deux grandes voies s'affrontent en islam. L'une est celle de la spiritualité philosophique, encore incarnée bien après Averroès, dans l'islam chiite. Elle résiste mal à l'autorité d'une politique religieuse qui occupe le devant de la scène. L'autre voie est-elle incarnée en Ibn Khaldûn ? En une religion limitée par l'exercice de la raison, laissée au pouvoir du juriste, libérant l'espace d'une intelligence anthropologique fondatrice de politique modérée ? En un rationalisme combiné à une théologie minimale mais endurante ? A moins que l'islam politique ne permette aucune de ces voies civilisatrices ? Ces questions justifient aujourd'hui Ibn Khaldûn, et font que le lire, c'est, pour partie du moins, entrer au vif du destin de l'islam.