Avec «Une mélancolie arabe», Abdellah Taïa poursuit son autoportrait, en même temps qu'une rêverie/réflexion sur les différents chemins qu'emprunte l'amour (passionnel, filial, charnel…). Bonne nouvelle : il s'est en grande partie détaché d'un «moi» narcissique au profit d'un «je» plus universel et d'un regard rêveur et tendre sur les autres. Ce qu'on pressentait dans ses précédents ouvrages se réalise peu à peu sous nos yeux : Abdellah Taïa est en passe de devenir un grand écrivain. Il s'est prêté à ce questionnaire, avec l'humilité et la poésie qu'on lui connaît. 'écriture, pour moi, n'a aucune vertu thérapeutique. Elle ne guérit rien, absolument rien. J'ai publié cinq livres et je suis toujours comme avant, dans les mêmes névroses, les mêmes difficultés psychologiques, les mêmes blessures. Je dirais même que je suis de plus en plus «fou», «noir». Cela se voit un peu, beaucoup, dans mon nouveau roman… L'écriture, c'est la possession, les djinns, ceux de ma mère, ceux de ma soeur, ceux du Maroc. Quelque chose qui me dépasse, m'obsède. Je veux contrôler ce que j'écris, mais c'est à chaque fois la même histoire : je suis surpris par ce qui sort de moi, des choses à la fois familières et étranges. Des choses malades. Des choses de loin, très loin. Un rituel. Un peu comme ceux qu'invente ma mère. Voilà, c'est ça l'image que j'ai de l'écriture. Ma mère en train d'inventer sa propre religion, en train de chanter, de pleurer. De tomber. De se relever. De retomber. Et ainsi de suite. Je suis comme elle, possédé. Et je ne veux pas guérir. Le rôle du cinéma dans la vie Je vis au cinéma. La nuit, le jour, tout le temps. Pour moi, il y a d'abord et avant tout le cinéma. Les films. Ceux d'avant, d'aujourd'hui. Les images. Les stars. Isabelle Adjani. Meryl Streep. Souad Hosni. Badia Rayan. Hind Rostom. Daniel Day-Lewis. Les réalisateurs. Douglas Sirk. Rainer Werner Fassbinder. Joao Pedro Rodriguès. Patrice Chéreau. Salah Abou Seif. David Lean. Valerio Zurlini. Tsai Ming-Liang. Faouzi Bensaidi. La lumière. Le noir. Je suis un être cinématographique. Je respire grâce aux films. La littérature n'est que la suite logique, naturelle, des films. Je n'écris pas des livres. Dans ma tête, ce sont des films. Le cinéma m'a sauvé. M'a tout appris. M'a accompagné quand, au Maroc, tout m'étouffait. M'a permis d'expérimenter assez tôt la transgression, la trahison, le sexe. De côtoyer les voyous, les rejetés, les prostituées. M'a amené à la langue française, langue que je n'aimais pas, langue traître, langue des riches Marocains. Le cinéma est ma religion. Je lui serai à tout jamais fidèle. La tolérance (ou l'intolérance) La tolérance : je n'aime pas ce mot. Il lui manque quelque chose, à ce mot. Il n'est pas entier, plein, affirmé. Il est fourbe, il est arrogant. La tolérance, ça vient toujours de ceux qui se considèrent comme les plus forts, ceux qui croient détenir LA Vérité (et il y en a beaucoup au Maroc). Ils acceptent les autres, les «égarés», ils les tolèrent mais, au fond, il y a quelque chose de méprisant dans leur regard pour ces gens de la marge. La tolérance ne devrait pas exister. Ce mot devrait être remplacé par un autre. Lequel ? Je propose «l'acceptation». De l'autre. Quelle que soit sa spécificité, sa différence. L'intolérance : elle est partout. Même en Europe. Elle me fait mal chaque jour. Je suis de plus en plus égocentrique. Pas égoïste, égocentrique. Pour pouvoir avancer, je me suis débarrassé il y a très longtemps du regard social qui veut me maintenir de force à ma place, parmi les pauvres, les opprimés, les sans-voix. Le regard qui tue, qui t'inculque la honte, qui te fait baisser la tête. Je vis seul. Pas coupé du monde, seul pour mieux voir le monde. Je suis dans mon chemin, vers quelque chose (le cinéma, encore une fois), et personne ne m'en détournera. Je fais ce que je veux. Je me bagarre avec ma folie. Je fuis. Je chante. Je danse. J'espère tous les jours en me réveillant à Paris, que je serais heureux (ça n'arrive presque jamais). Je suis libre, je crois, je veux l'être en tout cas. Libre des regards qui veulent ne voir en moi qu'un petit objet sexuel… Le seul regard, tendre et cruel pour moi, que je ne veux surtout pas changer, est celui de ma mère, M'Barka. Elle a tous les droits. Je l'écoute. Je ne suis pas ce qu'elle me dit. Mais son regard, sa vision des choses, son mouvement vers les autres et vers elle-même m'intéressent. Passionnément. Quant au regard de mon père, mort en mars 1996… il me fait pleurer à chaque fois que je pense à lui. C'est-à-dire tout le temps. Mon père parti trop tôt… L'exil Je ne suis pas en exil. Je vis à Paris, la ville où j'ai toujours rêvé d'habiter. Mais je suis toujours marocain. J'écris sur le Maroc, à partir du Maroc. Pour me révéler et révéler ce pays. Dire ses contradictions, ses prisons, ses fous, sa tendresse et sa cruauté. Ses pauvres, surtout ses pauvres… Non, je ne suis pas du tout en exil. Paris me permet d'avoir de la distance. Me donne la possibilité d'avancer libre, de tenter ma chance, de faire des erreurs sans avoir à rendre des comptes. Paris me permet d'échapper. A moi-même surtout. Je suis entre deux mondes. Plusieurs mondes en fait. La solitude La solitude est… douce. Même amère, elle est douce. On n'apprivoise jamais la solitude, voilà pourquoi elle nous fera toujours à la fois peur et plaisir. La solitude est là, partout, même au hammam, au souk, dans le métro. En nous. Malgré nous. La solitude est plus que nécessaire, pour écouter ses rêves, les transcrire, les développer. Pour espionner les voisins. Chercher Dieu. Aimer secrètement. S'aimer. Se regarder. Pour de vrai. Sans complaisance. Malgré les illusions. Le rêve Je ne rêve pas la nuit. Je ne me souviens jamais en tout cas de mes rêves. En revanche, le jour, je ne fais que ça : construire des images, construire des histoires. Autour des autres qui viennent à moi, qui entrent dans mon regard. Autour de mon corps. Autour des gens, toujours. Je ne rêve pas de paysages. De plages. De montagnes. Je rêve des gens. Avec les gens. Des hommes moustachus. Des femmes noires (les plus belles femmes sont les Noires). J'imagine leur corps nu. J'imagine leur sexe. Je les imagine en train de marcher, en train de pleurer, de manger. Je cherchais à deviner, dans les traits de leur visage, leur passé, leur avenir. Je suis devenu, avec le temps, médium. Un voyant. Et j'aime ça : plonger du matin au soir dans l'intimité des autres, les lire malgré eux. C'est un peu indiscret, mal élevé, je sais. Tant mieux. Une mélancolie arabe (éditions du Seuil). 80 dirhams.