On peut philosopher dans une bibliothèque, entouré de livres savants. On peut aussi, comme les grecs, philosopher dans la rue, échanger avec des commerçants, des passants tout en disant des choses profondes. Si le latin est une langue morte, la philosophie est et a toujours été une matière bien vivante. Les Dialogues de Platon en sont la meilleure illustration. Les mots sont les instruments de la pensée ; une réflexion sans langage, même un langage intérieur, est impossible. Ce discours silencieux et intime que chacun se tient en lui-même, c'est cela penser. L'usage de la langue n'est donc pas une petite chose, le philosophe Platon l'a compris il y a déjà bien longtemps. L'une des caractéristiques des textes de notre philosophe est d'explorer toutes les ressources de la langue pour exposer sa philosophie, particulièrement les ressources orales. Deux formes littéraires retiennent l'attention : le dialogue et le mythe. La forme dialogique est déroutante en philosophie, au lieu d'avoir un exposé clair et précis d'un thème ou d'une question comme c'est classique, on se trouve face à une pluralité de points de vue représentés par autant de personnages. Dans le cas de Platon, le personnage central est bien sûr celui de Socrate, il n'empêche que l'on n'est jamais sûr de savoir si c'est réellement Platon qui parle ou pas. Ce n'est pas un procédé hasardeux, c'est même une ruse de l'intelligence de la part de notre auteur : il s'agit tout simplement d'un moyen pour que le lecteur se forme lui-même son propre jugement, suggéré par l'échange entre les personnages du dialogue. Trouver la vérité par soi-même plutôt que de se la faire dire par quelqu'un d'autre, telle est la fameuse méthode didactique que Platon a inventé il y a plus de 2000 ans et qui a encore cours aujourd'hui dans nos écoles. Ce procédé est dirigé contre les sophistes, qui étaient nombreux à l'époque de Platon : contrairement au philosophe, le sophiste ne cherche pas à aider à comprendre, son objectif est autre : il veut convaincre, et ce, par tous les moyens, fut-ce au détriment de la vérité. Nous sommes alors dans le règne de l'opinion, de la rumeur. «L'opinion est quelque chose d'intermédiaire entre la connaissance et l'ignorance», affirme notre philosophe, et la leçon est toujours d'actualité. Passons à l'autre procédé utilisé par Platon : le mythe. Il s'agit là encore d'une forme littéraire connue et partagée par tous, puisque de tradition orale. C'est d'ailleurs là un point commun entre dialogue et mythe : dans les deux cas nous avons affaire à des procédés communs et oraux, puisque le dialogue est un échange verbal entre plusieurs protagonistes, et que le mythe se raconte et se transmet ainsi de génération en génération. Il est intéressant de constater ainsi, que dans la civilisation grecque (qui n'est pas la moindre des civilisations !), la philosophie était affaire de tous : on parlait de philosophie sur la place publique (la fameuse Agora) bien avant de l'écrire dans des livres savants. Le père de la Philosophie, Socrate, passait son temps non pas à écrire, mais à discuter et dialoguer avec des passants dans la rue. Revenons aux mythes. L'un d'entre eux est devenu fameux, il s'agit du mythe de la caverne. Dans une demeure souterraine en forme de caverne, des hommes sont enchaînés dans l'obscurité. Ils n'ont jamais vu directement la lumière du jour, dont ils ne connaissent d'ailleurs que le faible rayonnement qui parvient à pénétrer jusqu'à eux. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Des sons, ils ne connaissent que les échos. Platon pose l'hypothèse suivante : que l'un de ces prisonniers soit libéré de force de ses chaînes et soit accompagné vers la sortie de cette caverne, qu'adviendra-t-il? Il sera d'abord cruellement ébloui par une lumière qu'il n'a pas l'habitude de supporter. Un monde sensible Il souffrira de tous les changements que lui imposera la vision réelle des choses. Il résistera et ne parviendra pas à percevoir ce qu'on veut lui montrer. Alors, ce prisonnier ne voudra-t-il pas revenir à sa situation antérieure ? Mais s'il persiste, il s'habituera ; il pourra enfin voir le monde dans sa réalité. Prenant conscience de sa condition antérieure, ce n'est qu'en se faisant violence, qu'il réussira progressivement à voir le monde tel qu'il est… Nous avons tous été un de ces prisonniers dans notre vie ; nous avons pris pour un objet réel ce qui n'était qu'une ombre. Platon appliquait cette fable à sa philosophie de la connaissance : la caverne symbolise le monde sensible où tous les hommes vivent et pensent accéder à la vérité par leurs sens. Mais cette vie des sens ne serait qu'illusion ; pour accéder à la connaissance vraie, il faut sortir de la caverne et atteindre la région lumineuse des idées et de l'esprit : «Les yeux de l'esprit ne commencent à être perçants que quand ceux du corps commencent à baisser». Nous pouvons cependant appliquer cette métaphore à nous-mêmes. L'autocritique n'a jamais tué personne. L'erreur est humaine. Le goût de l'effort aussi. Nous avons trop tendance à nous complaire dans nos petites erreurs quotidiennes, sous prétexte que ce sont des habitudes. Combien d'ombres chacun de nous traîne avec lui, en les prenant pour des objets réels… Platon ne s'arrête pas en si bon chemin et va jusqu'à renverser totalement la situation du prisonnier libéré ; c'est désormais les ténèbres de l'obscurité qui aveuglent cet homme : «Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil» ? Si chacun de nous était persuadé qu'il est en son pouvoir de s'améliorer, certes pas d'un coup de baguette magique, mais progressivement, combien la société marocaine y gagnerait en bonheur de vivre. La caverne de Platon peut prendre diverses formes, elle peut s'appliquer à tous types de domaines, à chacun d'en tirer les leçons qu'il souhaite, retenons seulement que tout ce qui brille n'est pas d'or… Disons-le autrement : lorsque vous rêvez, vous ne savez pas que vous rêvez, vous vivez votre rêve comme si c'était la réalité même, et le réveil peut être douloureux ou agréable, selon votre rêve. Le mot clé est lâché, car c'est bien de réveil qu'il s'agit. Trop de jeunes rêvent leur vie au lieu de la réaliser, trop d'idoles envahissent l'esprit de ces jeunes, avant de s'apercevoir que ces idoles ne sont que du papier cartonné. Le besoin de croire à quelque chose est flagrant chez nombre d'entre nos citoyens, mais souvent ce besoin ne s'assouvit qu'à l'intérieur d'une caverne ; celle-ci peut avoir de belles apparences, mais elle restera toujours une caverne faite d'ombres.