S'il est un facteur fâcheux qui persiste à entraver l'édification du Maghreb, c'est bien celui de la tenace survivance d'a priori de type idéologique et de clichés d'un autre temps. Aucun des cinq pays formant l'ensemble maghrébin n'échappe à cette vision périmée du monde. Ainsi, de la même manière que le Maroc continue à être perçu comme une «monarchie anachronique», la Tunisie pâtit quotidiennement de son image de «république policière». La réalité est bien évidemment nuancée. Focus. En termes de développement humain et de compétitivité économique, le pays de Zine El Abidine Ben Ali, trône non seulement sur l'ensemble maghrébin, mais sur toute l'étendue de la sphère arabe et du continent africain. Une réussite sans trompettes ni tambours. Au lendemain de l'indépendance de son pays, Feu Habib Bourguiba a eu ce mot resté gravé dans la mémoire collective des Tunisiens : «Ici, nul ne peut se prévaloir de son militantisme pour la liberté du pays pour devenir plus citoyen que les autres. Il n'est de combattant que suprême, et je suis celui-là». En décrétant cette forme subtile de modestie, l'ancien avocat, ex-détenu puis exilé, fit gagner plusieurs décennies à son pays. Il aura fallu que le Maroc perde une quarantaine d'années dans une lutte essoufflée pour la légitimité du pouvoir, avant de prendre le chemin de la refonte. Ce conflit autour de la légitimité a généré une classe de rentiers qui passait son temps à parler de son combat, supposé ou avéré, pour l'indépendance. Près d'un demi-siècle après la libération, l'Algérie des képis continue à anesthésier son peuple à coups de slogans désuets. Cela va du «million et demi de martyrs» au «droit des peuples à l'autodétermination». L'omnipotence opportuniste des fameux Moudjahidines tient toujours mordicus à pérenniser l'économie de rente et le culte de la paresse. En Tunisie, on est allé vite à l'essentiel : tout en nouant avec l'ancienne puissance occupante des liens assurant la défense du territoire et du régime, Bourguiba a ordonné que l'on consacre ad vitam aeternam, bon an mal an, près de 60% du budget au socio-éducatif dans son acception la plus large. Eduquer le peuple était sa priorité absolue. Au point qu'il lui arriva de discourir sur… la façon de marcher dans la rue ! Il visait la construction passionnée d'un citoyen élevé dans le respect de soi et des autres, c'est-à-dire dans le civisme. Un citoyen conscient de ses limites, mais aussi de ses aptitudes entrepreneuriales. Ce que les Maghrébins considèrent chez les Tunisiens comme une forme dévoyée de l'opportunisme n'est autre qu'un sens aigu de l'opportunité. Le syndrome du «petit pays» joue à plein régime au sein d'une nation prise en sandwich entre une Algérie hégémonique et une Libye cyclothymique. Le résultat est aujourd'hui édifiant. Le sens de l'opportunité a triomphé des delirium idéologiques. L'emboîtement du Tunisien avec les nouvelles réalités du monde est cinglant. Un indice révélateur : contrairement à l'Egyptien ou au Marocain, le Tunisien s'interdit de mendier. Crèverait-il de faim qu'il ne tendrait pas la main à autrui, souillant ainsi sa dignité pour quelques millimes ! Les appétits du sérail Un citoyen de cette qualité favorise la création de la richesse, invente un rapport sain à la valeur travail, contribue à la consolidation de l'ascenseur social, accepte volontiers la compétition et tolère de bon cœur la réussite. Durant trente ans, avec passion, patience et méticulosité, le «Combattant Suprême» a posé les jalons de ce mental industrieux, responsable et discipliné. En 1987, alors que des luttes intestines menaçaient d'altérer ce qui a été patiemment édifié, le jeune ministre de l'Intérieur, qui venait de remplacer un certain Driss Guiga, prit les devants et sauva le pays du non-destin. Sans la moindre goutte de sang. En effet, la sénilité du vieux combattant dopait l'alliance entre les appétits du sérail et l'obscurantisme couvert par le clan Mzali. L'âpreté au labeur fut sauvée. Ainsi, en deux bonnes décennies, Ben Ali aura été capable de hisser son pays au rang tant convoité de l'émergence. Aujourd'hui, au registre de la compétitivité, la Tunisie occupe le 30ème rang mondial, devançant ainsi le Portugal (34ème), la Grèce (38ème) et même le dragon chinois (54ème). Malgré les performances accomplies ces dernières années, le Maroc accède péniblement à une 74ème place. Au chapitre du développement humain, la Tunisie peut s'enorgueillir d'occuper une place de choix, avançant d'année en année son classement. Son taux d'alphabétisation tendant vers les 80%, son système éducatif performant et sa configuration sanitaire exceptionnelle, en font un modèle exceptionnel pour l'ensemble du monde arabo-musulman. Sans faire dans le genre Tuquoi, est-il vain de se poser la question : «Quid de la démocratie et des droits humains ?» S'il est intellectuellement pervers de prétendre qu'un système démocratique digne de ce nom existe réellement dans le pays de Ben Ali, il est pour le moins stupide de nier les avancées accomplies dans ce domaine. Car, en vérité, la problématique démocratique se pose en Tunisie moins en termes systémiques qu'en termes d'alphabet socioculturel. Expliquons : La Tunisie compte en son sein la classe moyenne la plus large, la plus épanouie et la plus performante du monde arabe, pays du Golfe compris. Ses outils de représentativité se situent davantage du côté de sa société civile, la plus entreprenante du Sud méditerranéen, qu'au sein des institutions formelles. Par ailleurs, le pouvoir tunisien n'a jamais caché sa méthodologie progressive à cet égard. Pour le régime, la démocratie est un apprentissage laborieux qui, pour aboutir à l'enracinement désiré, doit privilégier le dosage homéopathique au détriment du parachutage dogmatique. «Débrider le moteur de la machine démocratique sans, au préalable, mettre en place les conditions socioéconomiques, culturelles, éthiques, civiques et éducatives, cela a coûté leur intégrité institutionnelle, voire territoriale, à moult pays. Le dogme mitterrandien énoncé à La Baule à l'aube des années 90 du siècle écoulé, a engendré les dégâts ethniques et militaires que l'on sait : pas moins d'une dizaine de guerres civiles dont certaines continuent à faire des réfugiés et des morts à ce jour. Le postulat pseudo-démocratique bushien a enfanté les désintégrations étatiques dramatiques auxquelles on assiste en Mésopotamie, en Asie et en Afrique même. La Tunisie se sait géostratégiquement, territorialement et même économiquement fragile. Les actes terroristes de Djerba attestent des conséquences économiques néfastes de toute nonchalance sécuritaire. Cela étant, l'Assemblée Nationale, les collectivités locales et le reste des institutions du pays, comptent en leur sein des voix dissonantes, sinon discordantes, certes peu audibles, mais bel et bien existantes. Pour ce qui a trait à la question des droits humains, chacun sait qu'elle est devenue une carte géopolitique et géostratégique que les grandes puissances militaires, économiques et financières manipulent au gré de leurs intérêts. Cette carte a servi à précipiter l'implosion d'un nombre incalculable de pays, depuis qu'elle fût brandie à Helsenki, en 1975, sous le nez de l'ex-URSS. Faut-il, pour autant, en exempter la Tunisie ? Que nenni ! Tout en abandonnant le sempiternel paternalisme, somme toute improductif, il n'est pas inutile d'encourager cette Tunisie performante et entreprenante à devenir plus studieuse au chapitre des droits de l'homme. L'«Etat Ben Ali» s'honorerait ainsi à parachever la dignité d'un peuple si touchant et si travailleur.