Mehdi Ben Barka est enlevé en plein cœur de Paris le 29 octobre 1965. Quarante-deux ans se sont écoulés depuis. Trois journalistes y ont consacré des pans entiers de leur vie professionnelle, Daniel Guérin, Jacques Derogy, tous deux décédés aujourd'hui, et Joseph Tual, qui continue l'enquête. Voilà bientôt dix-sept ans qu'il travaille sur l'affaire Ben Barka. Dix-sept ans d'enquête pour France 3, des heures interminables d'entretiens, de recoupements, de lecture d'archives. Aujourd'hui «le troisième homme» de «l'affaire Ben Barka» met les choses au point dans un très long texte interne à France 2 : «J'ai profité et beaucoup appris du travail de Daniel Guérin et Jacques Derogy et je me sentirais bien lâche de ne rien dire aujourd'hui, alors que France 2 diffuse un téléfilm sur cette affaire, réalisé à partir d'éléments faux et basés sur le témoignage d'un usurpateur: Ahmed Boukhari». La concomitance de la première programmation du film précédée du lancement de cinq mandats internationaux (visant le chef de la gendarmerie royale marocaine, le général Hosni Benslimane, l'ancien patron des renseignements militaires, Abdelakder Kadiri, Miloud Tounsi, alias Chtouki, un des membres présumés du commando ayant enlevé Ben Barka, Boualem Hassouni, infirmier et agent du Cab 1, une unité des services secrets, Abdelhak Achaâchi, également membre du Cab1) avec la visite présidentielle témoigne à tout le moins d'une certaine distanciation entre la Garde des Sceaux française et le magistrat instructeur. Chacun sait qu'en France comme ailleurs, la justice, sans être pour autant aux ordres, n'est pas vraiment indépendante du pouvoir politique. Surtout quand il s'agit de pareils dossiers. L'étonnement, puis la colère non dissimulée de Rachida Dati et de Nicolas Sarkozy à l'annonce du juge Ramaël, prouve bien que non seulement le tir est ajusté sur eux directement, mais aussi sur les relations franco-marocaines qui n'ont pas besoin d'être davantage abîmées. Preuve supplémentaire des attaques décalées contre Sarkozy; la publication au lendemain de la visite présidentielle au Maroc de l'annonce qui fait tilt. «Le Maroc n'est plus la destination préférée des Français». Selon le Ceto, association des tour-opérateurs français, le royaume est supplanté par la Tunisie aux vues des chiffres des dix mois couvrant la période du 1er novembre 2006 au 31 août dernier. Le nombre d'arrivées à partir de l'Hexagone a reculé de 2,8% pour le Maroc alors qu'il augmentait de 3,8% pour la Tunisie. Une évolution confirmée par les chiffres du TO français FRAM qui annonce pour la même période de référence, une hausse de 5% pour la Tunisie et une baisse de 2 à 3% pour le Maroc. Fermons la parenthèse et reprenons le fil des déclarations de Joseph Tual. En 1992, il recueille le témoignage de trois hommes, les frères Bourequat. Ces trois frères sortent de dix-huit ans d'enfermement, dont dix dans le terrible bagne de Tazmamart. Au cours de leur détention, ils ont été «voisins» des truands français impliqués dans l'enlèvement de Mehdi Ben Barka; l'un des trois frères, Ali, apprend de la voix d'un des truands: «La tête de Ben Barka est là, enterrée devant ta cellule». Ils se trouvent alors dans une petite prison appelée PF3 (Point Fixe N°3). Pour vérifier ce point, il faudrait effectuer des fouilles sur place. Le journaliste se rend au Maroc, à la recherche de cette prison. Nous sommes en 2000. De son séjour au Maroc, Joseph Tual dit : «je suis suivi 24 heures sur 24 par les hommes de la DST marocaine. Ce reportage, pour les services marocains, c'est une catastrophe ! Le général Laânigri, chef de la DST marocaine à l'époque, fulmine. Colère aussi chez les généraux Kadiri et Benslimane, respectivement chef de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), et chef de la gendarmerie royale. Tous deux, par ailleurs, directement visés par les mandats internationaux lancés par le juge Ramaël». Muni de toutes les indications fournies par ses témoins, il trouve, le fameux PF3. Il le filme et diffuse le sujet sur France 3 national. Ce reportage a été versé dans la procédure actuelle de l'instruction (ouverte depuis 1975), puisqu'elle apportait des éléments nouveaux. En 2001, Ahmed Boukhari donne des pages et des pages de révélations à la presse marocaine. L'homme fournit moult détails sur l'affaire Ben Barka. Il sent bon le scoop. Et ça marche ! L'homme, à première vue, est habile, il distille dans son texte très volumineux une quantité de mensonges probablement dictés. Un subtil mélange de déjà connu et d'élucubrations, mais pour les détecter il faut lire et relire le dossier d'instruction établi entre 1965 et 1966 par le juge Zolinger. Un travail de recoupement négligé par les confrères. De son côté, Joseph Tual soumet toutes ses interrogations et le fruit de ses recherches à maître Buttin, l'avocat historique de l'affaire Ben Barka. Tous deux pointent les aberrations du témoignage de Boukhari. Un vrai ball-trap à bêtises ou contrevérités : l'attentat d'Alger contre Ben Barka, sur lequel d'ailleurs débute le téléfilm de France 2, n'a jamais eu lieu. La séance de torture à Fontenay-le-Vicomte n'a jamais été établie judiciairement. Ce ne sont que les dires du mythomane Figon, l'un des truands de la bande, connu déjà à l'époque pour ses nombreux séjours en hôpital psychiatrique. Quant à la perquisition à Fontenay-le-Vicomte chez Boucheseiche, lieu où disparaîtra Ben Barka, les hommes du commissaire Bouvier n'y ont rien trouvé, contrairement à ce qu'affirme Boukhari et à ce qui est dit dans le film. C'est du témoignage de Figon dont s'inspire Boukhari, un témoignage qui s'était déjà retrouvé à la Une de L'Express en 1966, sous le titre pompeux: «J'ai vu tuer Ben Barka» (le film éponyme de Serge Le Péron, réalisé en 2005, s'attache surtout à dresser le portrait du voyou mythomane Georges Figon). Cet article, d'une source très floue, fut quelque peu dénaturé et gonflé par la direction de L'Express de l'époque, motivée par la course au scoop. L'imprudence est commise, et elle fait encore des dégâts aujourd'hui. Car, de cet article, Boukhari s'est largement et copieusement inspiré. Seulement lui, donne des noms aux participants?: les frères Achaâchi (les policiers marocains), Miloud Tounsi (le fameux Larbi Chtouki), Boubker Hassouni (l'infirmier). Pour les personnes qui n'ont pas le dossier Zolinger sous les yeux, ce sont des révélations sensationnelles. Eh bien non ! Ils sont tous déjà cités dans la procédure de l'époque. Pour maître Buttin, rien de nouveau. Ce qui pouvait embarrasser les pouvoirs français comme marocain, à l'époque des faits, tourne à la pantalonnade. Rien de neuf dans l'affaire, sinon les manuscrits que Bourkhari, dans sa hâte à faire publier son oeuvre, envoie sa prose tous azimuts. Un, puis deux, trois et enfin un quatrième et là ! Stupeur et stupéfaction : ils ne sont pas identiques ! Ecrit à la main, Boukhari première version, se met en scène, rivé au téléphone du «Cab1», service secret, situé rue Moulay Idriss à Rabat à l'époque, il est de permanence. Or, dans la procédure Zolinger, ce poste est occupé par un jeune capitaine dont on dira plus tard que ce serait le général Hosni Benslimane. Manuscrit numéro 2, il se met en scène directement à Fontenay-le-Vicomte et voit l'arrivée de Mehdi Ben Barka chez Boucheseiche. Il dit alors être le garde du corps du policier marocain Mohamed Achaâchi, chef du service des opérations du Cab1. Seule la fin de chaque manuscrit est la même et c'est là le but essentiel de l'opération de désinformation de Boukhari : la cuve d'acide qui avale tout, y compris la vérité. Il est inutile de chercher le corps de Mehdi Ben Barka, il a été dissous dans l'acide de la cuve magique. Car elle est magique, cette cuve. Non seulement elle dissout les corps mais en plus, aux yeux d'un public désinformé, elle dissout l'intérêt d'une commission rogatoire qui exige un respect plus strict au mieux de la vérité au pire de la vraisemblance. Joseph Tual récupère dans le manuscrit de Boukhari, les plans de ladite cuve. Après analyse, des ingénieurs chimistes partent dans une franche rigolade et le verdict tombe : impossible, fantaisiste, du vrai roman ! Si le livre «Le Secret» de A. Boukhari (éditions Michel Laffont), passe somme toute inaperçu, le téléfilm qui en est sa parfaite adaptation risque, lui, de faire beaucoup de dégâts sur une opinion mal informée. «L'Affaire Ben Barka», réalisée par Jean-Pierre Sinapi pour France 2, est le parfait copié/collé du livre de Boukhari. Versions contradictoires Un vrai bide même si la mise en scène est parfaite ! Joseph Tual adresse donc une lettre ouverte au président de France Télévisions : «vous ne pouvez pas laisser passer une telle infamie. L'acide, pour reprendre la thèse de Boukhari, revient à dissoudre toute l'information judiciaire ouverte depuis 1975 pour l'enlèvement et l'assassinat de Mehdi Ben Barka. Et croyez moi, ce n'est pas un sujet léger qui pourrait distraire innocemment les téléspectateurs !» Et d'enfoncer le clou?: «en mai 2006, le ministre français de l'Intérieur de l'époque, Nicolas Sarkozy, à son retour d'une tournée en Afrique noire, est sommé de se poser sur l'aéroport de Marrakech. Les sécuritaires marocains sont sur le tarmac pour l'accueillir. Au menu des discussions ? L'affaire Ben Barka. Sarkozy est tout estomaqué». Devenu Président, Sarkozy au Maroc; loin de rompre avec la politique française de toujours, ne met en route que la version commerciale de la diplomatie française. Pourtant, dans un geste de rupture qu'il affectionne tant, il aurait pu rompre avec les assassins (de quelque bord qu'ils soient) et soutenir la famille Ben Barka après quarante-deux ans d'amnésie volontaire du pouvoir français?! Ce geste, que Mohammed VI a fait au tout début de son règne, ce qui n'allait pas forcément de soi, Nicolas Sarkozy ne l'a pas fait. Depuis 42 ans, la manipulation des services français et marocains ont empêché que toute la lumière soit faite sur cette pénible affaire. Mehdi Ben Barka était porteur d'une autre voie pour l'avenir du Maroc. Mais pas seulement. La tricontinentale dont il était un des piliers ne laissait présager rien de bon pour beaucoup de régimes en place à l'époque. Et pas seulement celui de Hassan II… Le constat est cruel. Personne en cette année 1965, n'avait intérêt à ce que les leaders d'une gauche internationaliste prennent le pouvoir dans leurs pays respectifs. Ni le régime marocain, ni le pouvoir gaulliste qui n'en finissait pas de payer les décolonisations. Encore moins les Américains et les Israéliens… La décision prise, finalement, de diffuser, en l'état mis à part un carton lu à l'ouverture, le téléfilm, du réalisateur Sinapi; il faudra bien constater que la manipulation a encore de beaux jours devant elle. Quant aux mandats internationaux lancés par le juge Ramaël, il est dommage qu'ils ne soient que l'apannage de la seule justice française. Quand donc la justice marocaine se penchera-t-elle sur le dossier et lancera-t-elle, sinon des mandats d'arrêts internationaux, au moins des investigations sérieuses ? Interrogé par France Inter, le fils de l'opposant marocain, Bachir Ben Barka, a émis le souhait qu'«au-delà de cette décision du juge, de ces mandats, cette visite du président Sarkozy puisse déboucher sur une volonté commune des deux chefs d'Etat pour faire avancer la recherche de la vérité». Aujourd'hui que les flonflons du bal marocain de Sarkozy sont éteints, il ne semble pas que ce soit le cas. Affaire Ben Barka Mérite mieux qu'un télefilm ! On a du mal à imaginer aujourd'hui l'ampleur de l'affaire Ben Barka. Pour la très grande majorité des Marocains… et des Français. Guevara en Amérique latine, Lumumba en Afrique, Hô Chi Minh en Asie et Ben Barka au Maghreb qui étaient de véritables icônes, des porteurs d'espoir, ne sont plus aujourd'hui que des noms dans les livres d'histoire contemporaine. Si les systèmes socialistes des pays de l'Est s'étaient dévoyés dans des dictatures totalitaires, les militants d'alors voulaient croire en des socialismes qui émergeraient de ces pays et allaient apporter des réponses différentes et convaincantes. On pensait plus naïvement, qu'ils allaient “changer la vie”. Ben Barka, leader charismatique, venait d'être élu secrétaire général de la “Tricontinentale”, cette union des pays socialistes de l'Europe, de la Chine communiste et de soixante-dix pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine pour s'entraider dans leurs luttes pour leur libération. En même temps que Ben Barka, c'est la Tricontinentale qu'on a assassinée. A ce titre l'Affaire Ben Barka dépasse largement le cadre franco-marocain et mérite mieux que le téléfilm diffusé en deux épisodes (lundi et mardi dernier sur France 2) après avoir été prévue en pleine visite sarkozyenne dans le royaume… Cuve à acide Du pipeau... ! Les deux scénaristes de «l'Affaire Ben Barka», Jacques Labib et Philippe Madral, l'affirment : «il est désormais possible de reconstituer l'ensemble de l'opération». Jean-Pieree Sinapi, le réalisateur, assurait lors de la projection à la Rochelle, en septembre dernier, que son film était le premier réalisé en France en disposant «de tous les éléments» de l'affaire… Ce qui lui a valu d'être immédiatement convoqué chez le juge d'instruction qui, en France, instruit le dossier depuis 1975 et… aimerait bien disposer «de tous les éléments». Pour Bachir, le fils de Ben Barka, l'histoire de la cuve à acide c'est «tromper l'opinion publique que de l'embarquer sur cette version». Ce que ne contredit pas, de curieuse manière, le réalisateur qui se défend ainsi: «ma préoccupation première était de rendre hommage à Mehdi Ben Barka. Il s'agit d'une fiction, présentée comme telle. Si j'ai choisi l'image du bain d'acide, c'est qu'elle montre, de façon métaphorique, la violence de cette mort, qui va jusqu'à l'effacement de toute trace de cet homme». Etonnante déclaration. En mettant sur le même plan des faits réels et des hypothèses non avérées, le film, malgré l'avertissement qui ouvre le film «l'hypothèse développée sur la disparition du leader marocain relève de la fiction»- provoque pour le moins un malaise. D'autant que la forme est parfaite. La reconstitution historique est remarquable, les acteurs sont tous impeccables notamment l'acteur Atmen Kalif employé à contre-emploi et le rythme de polar donné au film tient en haleine le téléspectateur. Dommage.