Quand on arrive à Oujda, on ne peut éviter de voir presque à tous les coins de rues de véritables pharmacies «ambulantes». Et pour cause?: c'est jusqu'à la terrasse du café qu'un démarcheur demande si on n'a pas besoin de médicaments… Notre pilote a 19 ans, étudiant, et «contrebandier occasionnel, comme tout le monde». «Souk Al-Fallah est mondialement connu» dit-il ! M. demande : «de quoi as-tu besoin exactement. Anti-dépresseurs, psychotropes, ou paracétamol ?». Installés au vu et au su de tout le monde, à même le trottoir, les «pharmaciens» vendent leurs marchandises sans même éveiller le regard de l'auxiliaire et des deux policiers qui devisent à dix mètres de nous. Les médicaments sont présentés dans les boites qui semblent d'origine, mais aussi en simple plaquettes et même, à l'unité. Cette dernière présentation étant réservée aux psychotropes durs. Presque aucune boite de médicaments ne possède d'information sur le contenu thérapeutique. D'autres enfin resteront un mystère insondable : elles sont imprimées en chinois ! Pour la grande majorité des boîtes, les dates indiquées sont dépassées. Pourtant, même périmé, cela ne signifie pas que le principe actif du médicament ne soit plus efficace. On sait bien que les dates de péremption sont largement surévaluées. D'ailleurs, les ONG très officielles de l'humanitaire médical, utilisent des médicaments «périmés» sans aucun risque pour l'utilisateur. Seulement dans ce cas-là, les médicaments en question sont soumis à des tests de validité. Ce qui n'est pas le cas sur le marché sauvage de Souk Al-Fallah. Et que dire de ces médicaments, vendus en plaquettes sans aucun conditionnement thérapeutique pour aider l'utilisateur. Le «pharmacien» se lance dans de grandes explications émaillées de mots scientifiques et de références techniques. Il fait même une consultation «pas inintéressante» à une cliente qui cherche à soulager ses rhumatismes que l'hiver tout proche réveille chaque nuit. Elle avoue qu'elle n'a que se féliciter des conseils du «pharmacien» qui « en sait autant, sinon plus que mon docteur». Le «pharmacien» accepte de parler, à condition de ne pas citer son nom ni même son prénom. Il a 32 ans, bac +7. Il a fait des études de… pharmacie en Russie et en France. A l'écouter, on a la sensation de parler avec quelqu'un qui connaît son boulot. Mais pourquoi donc faire ce «métier» dans ces conditions ? «Parce que je n'ai pas les 2,5 millions de dirhams nécessaires pour ouvrir une vraie officine». Il se défend par ailleurs de faire «n'importe quoi» : «je ne vends aucun psychotrope dangereux ni d'insuline, comme certains qui exposent en plein soleil les solutions prêtes à injecter». Dont acte ! Mais où se fournit-il ? «Les MRE sont les principaux fournisseurs». Vient ensuite la «contrebande avec l'Algérie» qui est elle-même alimentée «par la Chine». Et aussi «de temps en temps, de gros arrivages de médicaments destinés aux provinces du Sud qui déboulent ici. Ne me demandez pas pourquoi ni comment, je n'en sais rien et je ne veux pas savoir. Mais ce que je peux dire, c'est que ce sont des médocs de bonne qualité». Ce qui semble étonnant malgré tout, c'est que les autorités (douanes, santé, police, etc) doivent au minimum être au courant. Et comment ne pas l'être, puisque tout ce trafic se fait au grand jour ? Même les chameaux ! Plusieurs pétitions ont été signées par les pharmaciens de la ville sans grand résultat. Faut dire que face à une telle concurrence, la profession en prend un sacré coup et plusieurs pharmaciens ont même fermé définitivement leur officine… ce qui encourage de fait, encore plus, la vente anarchique de médicaments. Quant aux MRE, cela fait belle lurette, que nul ne s'avise de contrôler quoi que ce soit. La devise nationale «votre argent nous intéresse» doit bien s'accommoder de quelques entorses avec la législation. Ce qui ne prête pas à grande conséquence la plupart du temps. Sauf que là, il s'agit de santé publique ! On évalue globalement le manque à gagner de l'économie marocaine, du fait de la contrebande, à près de «6 milliards de dirhams et de 60 000 emplois dans la seule région de l'Oriental». L'économie locale de la contrebande est tellement florissante - et bien organisée, tout compte fait - que la CCIS-Oujda a même découvert que le trafic trans-national avec l'Algérie ne concernait pas seulement : produits alimentaires, pièces de rechange industrielles, médicaments, électroménager, vêtements et carburants… Mais aussi, incroyable mais vrai, un trafic de bétail : moutons, vaches et même chameaux ! L'approche de l'Aïd Khebir ne fait bien entendu que renforcer la filière ovine, si l'on ose écrire. Pour en revenir aux médicaments, la statistique de 50% de médicaments vendus en dehors des officines semble, au vu des trottoirs des souks d'Oujda, tout à fait crédible. Notre «pharmacien» prétend même que de nombreuses associations caritatives, avec pignon sur rue, se fournissent en insuline sur les étals de ses collègues. Lui dit que «comme [il] n'a pas de stockage réfrigéré», il ne veut pas toucher à ça. Et de rajouter : «les assocs non plus d'ailleurs, n'ont pas de stockage réfrigéré, cela ne les empêche pas de donner les injections aux diabétiques pauvres… mais ce ne sont que des pauvres alors…». Moins dramatique, le «pharmacien» indique que : «des Aspro, il en a plein». Et, «tu n'en trouveras plus en pharmacie?!». Il montre aussi une petite fiole qu'on ne voyait plus depuis des lustres au Maroc. Des gouttes pour le nez introuvables nulle part aujourd'hui. Ce sont des gouttes (à l'époque on ne parlait pas de bio) «naturelles» à base de plantes et d'huile de ricin. «Balsamorhinol». Efficaces, pas chères (10 dhs) et en effet plus naturelles pour déboucher le nez que tous les antibiotiques hors de prix et inutiles que vend le pharmacien patenté. Peut-être y a-t-il là un début d'explication à l'engouement du chaland. Car en deux heures de temps, notre «pharmacien» n‘a cessé de vendre un nombre incroyable de produits. Avec un service après-vente compétent, ce qu'on ne trouve pas forcément dans une «vraie» pharmacie, où le pharmacien diplômé et patenté ne vient jamais et laisse le soin de vendre les médicaments à de simples vendeurs non formés et pour tout dire, bien moins compétents que notre «pharmacien». Sans doute là aussi, le second bout de piste à suivre, pour comprendre le phénomène. Rajoutez à cela le fait que beaucoup de patients, ne vont pas voir le médecin mais directement le pharmacien (qui joue allégrement au docteur, mais dans ce cas là, la profession est moins diserte sur cette usurpation) et vous aurez une troisième explication possible. Les questions que posent ces étals de médicaments sont nombreuses et touchent à de nombreux secteurs de l'économie nationale, de la santé publique, de la formation universitaire, de la compétence des intervenants dans la filière médicale…, pour ne parler que des plus importantes. S'il est facile de stigmatiser l'Oriental et le voisin algérien, il semble bien que le phénomène se généralise dans tout le pays et ne soit plus limité depuis déjà un bon moment à la seule ville frontalière. Autre question et pas la moindre : la contrefaçon. Si la contrefaçon en confection de luxe ne fait de tort physique à personne, on ne peut pas en dire autant des médicaments. D'après une très sérieuse étude de la «Food and Drug Administration» américaine, les préparations contrefaites représenteraient plus de 10% du marché mondial, soit 32 milliards de dollars de bénéfice… en 2004. Plus d'études depuis cette date. Sans doute que ce juteux trafic- dont tout laisse croire qu'il est organisé par les multinationales de «big pharma» qui écoulent ainsi leurs surplus– a trouvé des oreilles attentives à tous les niveaux de décisions, politique et administrative. Loin. Très loin de notre petit «pharmacien» oujdi !