Après «Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas» et «Etre sans destin, «Liquidation» est à coup sûr l'un des chefs-d'oeuvre les plus marquants d'Imre Kertész. Un récit placé Beckettien, pétri de cette givrante ironie qui «rend la littérature supportable», mais découlant d'un sens de l'absurde abyssal et d'un désespoir sans fond. "Que voulez-vous, reprend Kertész, comme il est dit dans Molloy de Samuel Beckett : «Je suis né sérieux comme d'autres naissent avec la syphilis.» Sérieux est un vain mot eu égard aux textes que couche Imre Kertész. Cette littérature est celle des extrêmes où peu, très peu de place est laissée aux futilités de l'existence. Cet homme porte en lui les germes d'une douleur ancestrale et il a décidé d'en parler comme dans un rite cathartique. À la lecture d'«Etre sans destin», on retrace la vie de tant d'âmes limées par le feu de la vie et la perdition. Finalement, qui pourrait poser ce livre, après avoir lu la dernière page, sans se demander si son destin est ou n'est pas. Et il n'y a là aucune velléité d'aborder le thème de l'existence sous des allures sartriennes. Plutôt une présence de Camus du Mythe de Sisyphe et de la Chute, avec un concentré beckettien nourri de Kierkegaard et Swedenborg. Liquidation parcourt un autre cercle de l'enfer dantesque sous les oripeaux du quotidien. Un livre torturé même dans sa genèse, huit ans de travail où l'auteur l'a remodelé dans tous sens, avec des «formes très diverses», pour finalement le publier tel qu'il est sorti chez Actes Sud, avec ce constat : «Je m'étais battu des années, et il fallait que je me batte encore pour ne rien perdre de la tension qui me portait.» Une souffrance à chaud doit être maintenue à bonne température. Pour pouvoir s'en servir en art, la transmuer en beauté, il faut la battre comme dans l'athanor de Paracelse. Liquidation totale La faillite peut prendre diverses formes dans la vie d'un homme. Pour Kertész, l'équation est à plusieurs degrés : d'abord une pièce de théâtre enchâssée dans le roman. Là, c'est l'histoire de l'écrivain B., qui est le double de Kertész et dont le mystère est au coeur du livre. Quand on aura démêlé cet imbroglio, on aura fait du chemin sur la route de la rédemption. Entre temps, il y a la faillite de la maison d'édition qui publiait B. De mieux en mieux, de débâcle en débâcle, on en arrive à la chute du mur de Berlin. Et acte final : geste crucial et définitif : le suicide de B. Tout est passé comme dans un livre de Soljenitsyne ou un poème d'Essinine?: on passe tout au crible et on procède à l'élimination. On aurait cru que Beria, l'ange noir de Staline passait par là : annihiler est le mot d'ordre, liquider, achever, effacer de la mémoire de la terre : les opposants au régime, les tentatives artistiques, les dernières structures économiques, les rêves, l'espoir et le courage. Dans cette Budapest des années 1980-1990, tout meurt et pourrit sous la neige noire qui crisse aux passages des bottes d'un grand surveillant en chef des consciences des hommes. Livre noir, enfer plus démoniaque que les pires passages bibliques, Liquidation est un récit d'outre-tombe. Et dans la course de la mort, même l'amour cette «variété de démence» plie l'échine et se révèle inapte à sauver son homme. Avec ce constat crépusculaire en guise de conclusion : «C'est si étrange un amour qui meurt. Le monde devient soudain gris autour de toi, froid, compréhensible, sobre et lointain.» Zein und Zeit Tout est dans ce va-et-vient entre les étapes sur le chemin de la vie. Kertész multiplie, raccourcit, tord le temps, le contorsionne, le torsade, en joue et nous avec. Plus de passé ni de présent, et n'espérez pas y lire quelque relent d'un hypothétique avenir. Et le récit en soi devient sa propre mise en abyme entre roman et théâtre, clins d'oeil au lecteur qui devient le complice de sa propre errance, jusqu'à cette lancinante «machinerie romanesque» de la fin qui fait «qu' en deux phrases tout est contredit, démenti, balayé». Il est clair que dans cette Liquidation, il y a des pans entiers de la vie d'Imre Kertesz lui-même. L'auteur admet qu'il y a dans ce texte de nombreux échos de son expérience propre. Né en 1929 dans une famille juive de Budapest (mère employée, père marchand de bois), Kertész est déporté à l'âge de 15 ans à Auschwitz puis à Buchenwald. Libéré en 1945 - il a 16 ans -, il rentre dans un pays qu'il ne reconnaît pas. Budapest est une ville étrangère, et tous les siens ont été liquidés. Du nazisme au stalinisme, il y a deux vies que Kertesz va vivre pleinement. Alors quand il écrit sur les liquidations et l'errance, il maîtrise son sujet. Toute la philosophie de Kertész - et aussi celle de B. défile en gros caractères : «le Mal est le principe de la vie» comme «ce qui est véritablement irrationnel, qui n'a pas d'explication, ce n'est pas le Mal, mais le Bien». À contre-sens, à contre-nature, à contre-sort. Bien et mal et par-delà, comme dans une longue généalogie du paradoxe. Kertész qui dit : «Je n'ai jamais considéré la Shoah comme la conséquence d'une hostilité irrémédiable entre les juifs et les Allemands. Car, alors, comment expliquer l'intérêt des lecteurs allemands pour mes livres ? Au fond, c'est en Allemagne que je suis devenu écrivain, non au sens de la «renommée», mais parce que c'est d'abord là que mes livres ont produit leur véritable impression.» Ketész ne pardonne pas, mais il vit. Il tente de ne pas oublier. Le travail de mémoire est primal, mais l'avancée sur le cadran des jours prend alors des allures de liquidation au jour le jour. Prophétique ?