Ecrite par Ahmed Tayeb El Alj, composée et interprétée par Abdelouahab Doukkali, «ma ana illa bachar» (je ne suis qu'un être humain) reste l'un des indétrônables tubes de la chanson marocaine moderne. Sabah en a enregistré une version qui a fait le tour du monde arabe… En 1971, Abdelouahab Doukkali, déclarait dans «Al anbaâ», du 21/22 mars, que ses mémoires allaient sortir incessamment. On attend toujours ce qui risque d'être croustillant étant donné son époustouflant destin. A défaut, essayons de présenter l'un de nos plus brillants compositeur -interprète, à la créativité débordante, à la production innovante et continue. Né à Fès, issu d'une famille conservatrice et traditionnelle, il s'intéressa très jeune aux arts. Revenant de l'école, le cartable sous le bras, il écoutait derrière la porte d'une boutique du quartier Al makhfia les discussions et les répétitions des Fouiteh, Sekkat, Mazgaldi et autres Chajaii. Abdelouahab finit par lâcher le collège pour s'initier seul au luth et s'inscrire au conservatoire de musique qui venait d'être créé dans la ville. Mais ses premiers amours furent la comédie. N'a-t-il pas joué, plus tard, avec la troupe nationale, le premier rôle dans «le barbier de Séville», «la maisonnette» et «le moulin» ? Au cinéma, il fut jeune premier au coté de Faten Hamama dans «les sables d'or» et joua dans l'un des tous premiers films marocains, «vaincre pour vivre» de Mohamed Abderrahman Tazi aux cotés de Laila Chenna. Entre 58/59, il décrocha le premier prix au cours d'un concours organisé par la RTM. Abdallah Chakroun, qui animait la manifestation, se souvient, «C'était sa première apparition en public. Après Fès, je l'ai invité pour se produire à Rabat. Et ça continue de plus belle.». Ahmed Hachelaf écrit qu' «en 1959, la radio-télévision marocaine l'engage et ce jeune chanteur rencontre un succès aussi immédiat qu'inattendu.». Sa première tournée à l'étranger date de 1962 et elle s'est déroulée en Algérie nouvellement indépendante et en 1963, il s'installe au Caire, se lit d'amitié avec les Baligh Hamdi, Mohamed Al Mouji, Sabah, Farid al Atrach, Faiza Ahmed, Najat Assaghira, Abdelouahab Mohamed et son concurrent de l'époque Abdelhalim Hafed. Producteur à la radio marocaine à partir de 1965, son répertoire est d'une richesse innouie. wichaya, blghouh slami, twist, hadi yadi, dini maak, al khal, habibati …jusqu'à kan ya ma kan et autres Montparnasse. Comment citer tous ses succès, concoctés avec les Abderrahim Sekkat, fathallah Lamghari, Ahmed Tayeb El Alj, Mohamed Benabdeslam, Abdessalam Amer, Mohamed Tanjaoui, Abdelkader Rachedi…. ? Ma ana illa bachar : une chanson culte «Je ne suis qu'un être humain avec un cœur et un regard et toi tu n'es que danger alors, arrêtes de me mater.» D'après A.T.El Alj, les paroles de ma ana illa bachar ont été pondu en cinq minutes ! «c'était dans les années soixante. Je donnais des cours d'élocution à l'école des instituteurs. Quelqu'un me reprochait mon tbarguig, ma manière d'observer les autres. J'ai eu cette réponse, excuses moi mon ami, je ne suis qu'un être humain. En quittant l'école, je remontais dans ma voiture qui, après plusieurs essais, refusa de démarrer. J'avais toujours à ma portée un stylo et un cahier d'écolier. J'ai noté ma ana illa bachar…et le reste coula d'une traite. Le plus étonnant dans l'affaire, c'est qu'une fois l'écriture finie, la voiture redémarra» ! Notre poète oublia et l'incident et le texte. Sa femme, en bienveillante secrétaire, le découvrit et lui conseilla de le mettre au propre et de le classer. Il le proposa à son ami et complice, le grand compositeur Abdelkader Rachedi qui, après une année, le lui rend lui lançant, « tes paroles ne m'ont rien inspiré. ». Quelque temps après, il en fait une lecture a Abdelouahab Doukkali qui en avait la composition fin prête ! Pour l'histoire, un fragment du texte, avant d'être chanté et composé, fut utilisé dans la pièce de théâtre wali allah, traduction et adaptation de Tartuffe de Molière. Les archives de la TVM en sauvegarde une version en noir et blanc avec un époustouflant dialogue entre Zhor Lamammeri et A.T.El Alj : • Toi, wali allah, l'homme de dieu et de religion, tu n'a pas honte de draguer la femme de l'ami qui t'invite et te reçoit sous son toit ? • Je ne suis qu'un être humain, avec un cœur et un regard ! Revenons à la trajectoire du refrain. Une fois composé, enregistré et prêt à la diffusion, un haut responsable de la RTM intervient pour demander à l'auteur d'en modifier les paroles. El Alj refusa et la chanson est enterrée pendant deux ans. Abdelouahab Doukkali frappa à la grande porte et l'ordre fut donné pour libérer ma ana illa bachar. A sa première diffusion, le public marocain lui réserva un accueil chaleureux. Le 45 tours, sorti chez Philips à Paris, est sur tous les tourne-disques. Suivent les tournées en Algérie, Tunisie, Egypte, Liban, Damas, France, Espagne, Etats-Unis où le refrain est repris en chœur par les fans. Sabah et sa version ont balisé le terrain. Pas moins d'une cinquantaine d'artistes arabes ont apprivoisé, repris et intégré a leur répertoire la chanson. Côté marocain, qui ne l'a pas chanté ? On écoute avec plaisir ou curiosité les versions d'Ismail Ahmed, Raymonde Al Bidaouia, Hamid Zaher et Rajaâ Belmlih. Ainsi fut le destin de ma ana illa bachar, tube éternel, refrain mémorable. *« Je ne suis qu'un homme, rien qu'un homme. Qui traine sa vie aux quatre vents. Qui rêve d'été et de printemps. Lorsque vient l'automne et les tourments… ». Le titre est emprunté à Alain Barrière (1970).