Je tombe dans un bar sur un homme qui a compris. Et le verbe est ici intransitif ; le bonhomme a raison d'arrêter sa phrase là où bon lui semble. Qui y a-t-il de plus fort que de comprendre ? Peu importe ce que l'on a compris, mais l'acte de saisir est en soi une finalité. Cet homme de 37 ans (la précision est de lui-même et il a tenu à ce que cela soit notifié) affiche cette sérénité propre à ceux qui ont visiblement touché des choses qui sont encore invisibles pour nous. Il est comme porté par ce qu'il voit, ce qu'il a compris ; et il échafaude les instants de sa vie sur cette base. Première grande vérité pour l'homme de 37 ans : «Il est dangereux d'être sincère, à moins d'être également stupide.» Pourquoi ? «la sincérité engage l'être dans son intégralité, alors que le commerce des humains voudrait que l'en garde toujours un peu sous le manteau». Autrement dit (si j'ai bien compris) être sincère nous crée des problèmes (qui n'a pas vérifié cela ?) Comment faire, alors ? Pour ma part, je sais et je vais continuer d'être sincère. J'opte pour la solution de facilité : être sincère est plus dans mes cordes, alors que les calculs et tous leurs corollaires, exigent des technicités et une énergie que je n'ai pas. La deuxième vérité comprise par l'homme de 37 ans est quand un homme et une femme sont mariés, ils ne font plus qu'un. La première difficulté est de décider lequel. Lui aurait, selon ses propres dires, fait l'impasse sur les revendications et les tiraillements. Et là, dit-il, il s'est fait blouser. N'y voyez aucune allusion à quelque tâche ménagère, mais l'homme qui a compris a dû faire corps avec la serpillière pour revenir aussi nettoyé de toutes ses illusions. Oui, il faut croire qu'il y a des accointances fatales… La troisième grande vérité est que : la nature féminine est un abandon sous forme de résistance. Autrement dit cette nature est l'incarnation parfaite des deux tragédies de cette vie : l'une est de ne pas obtenir ce que l'on désire ardemment, et l'autre de l'obtenir. Avez-vous rencontré quelque satisfait marchant dans la rue ? Alors, montrez-le moi. Il nous dira comment il a pu comprendre, lui, que le meilleur parti est de se contenter du peu. Mais, même si cet être à part nous fait la démonstration de sa satisfaction, il nous faudra à tous mesurer la nôtre à l'aune de nos attentes. Et là, plus moyen de s'en sortir. Alors, j'abandonne pour ma part d'être satisfait et je donne raison à l'homme qui a 37 ans. Quatrième vérité : si on ne sait pas faire de l'amour cet absolu auprès de quoi toute autre histoire disparaît, on ne devrait jamais se hasarder à aimer. Il y a des amateurs partout, (il en faut pour mettre ne valeur les êtres passionnés) mais frayer avec l'amour en dilettante, c'est un sacrilège. Je suis parfaitement d'accord étant moi-même un captif amoureux qui nie toutes les limites du cœur et fonce dans le feu avec jubilation. Cinquième vérité : le fond éternel de l'amour, c'est que les individus ne naissent l'un pour l'autre que dans son instant suprême. Qui a vécu cet instant avance pour nous le décrire. Rassurez-vous, vous trouverez une foule d'individus capables de jurer qu'ils ont touché à ce paroxysme. Soit, et pourquoi l'ont-ils quitté ? Pourquoi n'ont-ils pas pu le garder, en faire une règle de vie ? Un esprit malin nous dira : pour que le bonheur ne soit pas plat. Et toute une panoplie de concepts sur l'importance de l'instant, l'éphémère de la félicité qui lui octroie toute sa saveur… Bref, n'importe quoi pour ne pas dire que nous avons toute notre vie couru comme des damnés derrière tant de chimères que nous n'avons plus de souffle ; et que le peu d'énergie qui nous reste nous l'utilisons à mutiler les essais de bonheur des autres. Sixième vérité sur le chemin de la perception de l'homme de 37 ans : aimer une seule femme est trop peu ; aimer toutes les femmes est une légèreté de caractère superficiel ; mais se connaître soi-même et en aimer un aussi grand nombre que possible, enfermer dans son âme toutes les puissances de l'amour de manière que chacune d'elles reçoive son aliment approprié, en même temps que la conscience englobe le tout - voilà la jouissance, voilà qui est vivre. N'est-ce pas là le lot de tout le monde ? À moins que vivre ne soit dépourvu de conscience, il faut juste éviter les êtres conçus en série (oui, cela existe la sérigraphie humaine) pour cumuler tant de variétés de soi, rencontrées au fil du hasard. La septième vérité est que l'angoisse en soi n'est pas belle, elle ne l'est qu'à l'instant où l'on s'aperçoit de l'énergie qui la surmonte. De toutes les vérités trouvées par cet homme, c'est celle-là qui me touche le plus. Et curieusement, c'est aussi celle que je comprends le mieux. Mais j'ajouterai juste que longtemps dans ma vie, j'ai pensé (j'ai même été persuadé) que l'amour était l'antidote de l'angoisse, de l'anxiété, de la mélancolie (bien que le spleen d'un être transi dépasse de loin toutes les figures de la pathologie). Là, je me suis lourdement trompé et l'homme de 37 ans me donne raison, parce que, lui aussi, s'est laissé berner par les rêveries éthérées de la passion. Et il ajoute, un tantinet énigmatique que toute femme par rapport au labyrinthe de son cœur est une Ariane, qui tient le fil grâce auquel on peut s'y retrouver, mais elle ne sait s'en servir elle-même. Je ne sais de quelle force le Minotaure pourra me terrasser, mais je ne suis pas Thésée et je ne suis pas acrobate ni funambule. On aura beau me donner des fils, il me faut en inventer de nouveaux, les miens pour me guider sur le chemin du retour. Et parfois, je suis assez fou pour jeter tous les fils ou les mélanger pour en faire un nœud. Alors je me perds et je tombe sur des bêtes féroces et je m'en sors (jusque-là) indemne. L'homme de 37 ans n'a pas beaucoup apprécié cette image d'un homme qui se joue des indices et qui cherche à inventer autant de variétés de routes que possibles pour ne jamais s'arrêter de marcher. Il a même ajouté qu'il faut être un peu fou pour ne pas s'accrocher à un seul fils valable et assurer ses arrières. Mais entre l'homme de 37 ans et moi-même, il y a que j'aime à être naïf et crédule ; il y a que je crois toujours que les gens peuvent être le contraire de ce qu'ils laissent paraître ; il y a que jamais je ne désespérerai ; il y a que je n'ai encore rien compris ; il y a que ceux qui ont saisi ne peuvent plus vivre ; il y a que la douleur rend plus fort ; il y a que je n'aime pas douter parce que j'ai peur ; il y a que je marche parce qu'aller me suffit ; il y a aussi beaucoup de gens qui sont ainsi faits, qui ne possèdent rien sauf au moment où ils le montrent aux autres, qui ne saisissent que l'apparence des choses et non pas la substance, qui perdent tout au moment où celle-ci désire se montrer, exactement comme un miroir perdrait son image si par un seul souffle elle désirait lui ouvrir son cœur. Il y a que je ne veux pas faire partie de ces gens-là et que surtout je refuse d'être à la place de celui qui face à la vérité (toute approximative) voulait un déshabillage spirituel et n'a eu qu'un strip-tease charnel affecté.