Les controverses assez acerbes en rapport avec des condamnations douteuses lancées contre les festivals traduisent une opposition plus profonde entre deux modèles socio-culturels, aiguisée par l'évolution politique du pays. Le sens de ces controverses qui ponctuent désormais chaque été doit être davantage explicité et des partis pris démystifiés. L'enjeu culturel est ici d'ordre vital. Cela est désormais devenu un rituel. Dès que s'annonce la saison estivale des festivals, les clameurs hostiles à ces derniers se manifestent avec la répétition monotone des mêmes reproches. Les organisations islamistes ne cessent d'assimiler ces festivals à deux graves péchés : d'une part ils favoriseraient une permissivité coupable et attentatoire aux bonnes mœurs et d'autre part ils seraient marqués par les influences étrangères qui dénaturent «l'identité» de la société marocaine. D'autres apprentis-censeurs ont adopté ce langage et ont uni leurs voix pour crier haro sur les festivals et leurs organisateurs. C'est ainsi qu'un certain nombre d'auteurs et d'artistes de notoriétés diverses, se sont ligués pour dénoncer «leur exclusion» de l'organisation et des programmes de ces manifestations. Cette année, cette protestation a pris un tour plus acerbe et plus vindicatif, car elle s'est accompagnée d'attaques virulentes contre les autorités municipales et contre le ministre de la culture qui s'est retrouvé être la cible de tirs croisés auxquels il s'est empressé de répondre, révélant à l'occasion quelques travers de ses contradicteurs. Il faut dire que le niveau de la polémique n'était pas bien relevé et on a vu des personnes comme le dramaturge Abdelkrim Berrechid, crier à leur tour, au sacrilège «contre l'identité et la culture nationales». Il est vrai que ces protestations insistent sur l'exclusion délibérée que le ministre actuel de la culture ferait subir à cet auteur pour ce qui est de l'édition de ses œuvres, en plus de sa marginalisation sur d'autres plans. Les prises de bec de cette nature se sont multipliées avec d'autres contestataires, au point que certains y ont vu le dépit d'une «vieille garde» en mal de considération. L'hostilité manifestée par nombre de ces «exclus» des festivals, sous prétexte qu'ils n'y ont pas été associés, a donné lieu à quelques répliques leur rappelant qu'il a été fait appel à des talents ayant davantage la faveur du public et notamment à des jeunes. Ces derniers dont l'expression musicale en particulier n'est même pas considérée comme marocaine par les détracteurs aigris, attirent des foules juvéniles exubérantes qui assurent leur succès grandissant. En fait, la polémique sur les festivals se trouve chargée d'une teneur qui dépasse de loin ces seuls derniers. D'une part il y a la volonté, chez les différentes tendances islamistes, d'en faire un enjeu idéologique et politique. Considérant que le domaine des mœurs est un terrain privilégié pour leur travail d'influence, ils l'ont étendu à toute forme d'expression artistique et surtout corporelle. Le modèle de société et de culture qu'ils veulent ainsi imposer au nom d'une interprétation exclusivement traditionaliste des normes religieuses est considéré comme fondamental pour cet enjeu d'influence. C'est ici que la limite entre le culturel et le politique se trouve vite débordée et que la confusion prévaut. Par contre-coup, les réactions de défense du droit à la liberté d'expression et du pluralisme culturel contre tout diktat et surtout celui se réclamant abusivement de la religion, prennent forcément une coloration politique. Remake de la tradition Etrange évolution à laquelle on assiste ici par rapport à la situation vécue des années 60 à la fin des années 80 du siècle écoulé. On avait alors opposé aux courants prônant le modernisme en matière culturelle et le socialisme en politique le reproche d'être «importés» et contraires à l'identité du pays. On était en pleine phase de ce que l'historien Abdallah Laroui a appelé «la traditionnalisation», c'est-à-dire une version de la tradition, reprenant des aspects formels de celle-ci, en les adaptant sur mesure aux besoins du système politique. Il s'agit donc d'un remake actualisé de la tradition ayant pour finalité d'asseoir des rapports au pouvoir assurant l'hégémonie de celui-ci jusque dans les moindres cérémonials et les moindres gestes. On sait que les mouvements islamistes encore embryonnaires à l'époque avaient été utilisés dans cette stratégie de dénigrement des tendances modernistes et de gauche. Dans le contexte actuel, les mouvements islamistes ont débordé l'Etat en matière de traditionnalisation. Celle-ci, récupérée par eux, est devenue encore plus idéologique et à vocation plus hégémonique, voire plus totalitaire. Les velléités de modernisme sont désormais combattues par ces nouveaux défenseurs de la tradition sanctifiée outre mesure et vouée à une totale mythification. Le résultat en est que la vulgate islamiste qui veut se poser en culture authentique, avec une caution religieuse, a fini par prôner la négation de la culture plurielle, héritée d'une longue histoire de cultures populaires et savantes, ainsi que des courants modernes qui, avec plus ou moins de bonheur, ont tenté d'explorer les voies de la créativité. Identité en mouvement Il est vrai que l'idéologie islamiste pure et dure a un grave contentieux avec l'histoire, les sciences sociales et le rationalisme en général. Elle ne peut intégrer l'histoire et la culture nationales car seuls comptent pour elle ses thèmes mythiques hors du temps et de l'espace (confondus abusivement avec la symbolique religieuse) et ses modes de pensée voués à l'irrationnel, voire à la superstition. Les dégâts sont désormais visibles quand on voit ce qui se passe dans les facultés, y compris celles censées former des scientifiques et quand on considère l'indigence totale en matière culturelle et artistique des publications islamistes. Il est plus désolant encore de voir des personnes qui se considéraient comme des auteurs et des artistes plus ou moins de leur temps, épouser ces derniers temps des arguments aussi éculés que celui de la «non marocanité» des créations musicales ou autres de jeunes pour qui l'expression est vivante et non pas momifiée et puise son authenticité dans la sincérité et l'émotion qu'elles incarnent et suscitent. L'identité culturelle ne se définit pas par on ne sait quel modèle figé et intouchable. Il n'y a que des identités vivantes, en mouvement (même si celui-ci peut être parfois aventureux), ou des identités fermées et vouées ou néant. Celui-ci prend le plus souvent la forme de violences mortifères, comme on le voit, à travers le monde, chez ces mouvements extrémistes, en proie à un délire meurtrier et à un nihilisme frénétique. Les festivals, à l'instar d'autres manifestations culturelles, peuvent être plus ou moins réussis, peuvent être discutés et critiqués, cela va de soi. Quant à nier leur droit même à exister sous des prétextes plus que douteux, il y a là un signe qui ne doit pas tromper : celui de l'obsession idéologique à vocation hégémoniste et nivélatrice. Ce qui est nié à travers les expressions artistiques jugées «non conformes» c'est surtout le désir de liberté, le droit d'être des individus différents (et non pas formatés de façon uniforme, avec la même apparence et la même conduite stéréotypée). On sait que tous les totalitarismes (fasciste, stalinien, etc) ont eu ceci de commun qu'ils ont combattu ce désir-là et cultivé, chacun à sa façon, son propre obscurantisme et sa propre mythologie liberticide. Exemples nullement salutaires qui devraient être médités en marge des sons et couleurs de l'été…