Le rétablissement des grands équilibres de l'Etat Chaque monarque a son propre style. Celui de S.M le Roi Mohammed VI s'exprime par le souci de continuité tout en imposant les ruptures nécessaires. Depuis son accession su Trône en date du 23 juillet 1999, Sa Majesté le Roi Mohammed VI s'est attelé à réajuster les équilibres. Cela devait se faire à deux niveaux : politique et idéologique. BI- Le niveau politique Le plan de réajustement des équilibres constitue un pivot central qui tend à atteindre des objectifs essentiels. Le nouveau concept de l'autorité Sa Majesté le Roi Mohammed VI a exposé sa nouvelle vision concernant le champ d'action de l'autorité dans son discours prononcé à Casablanca, le 12 octobre 1999. Ce discours devait préciser qu'il ne s'agissait pas de l'autorité dans son sens large, mais il ciblait avant tout l'autorité administrative, c'est à dire l'administration territoriale et non pas l'autorité politique. Certains éclaircissements du Monarque sont allés dans ce sens lors de son entretien publié par le Magazine Times du mois de juin 2000 et dans son premier discours du Trône dans lequel le Souverain a exprimé son penchant vers l'élargissement du champ d'action de l'administration territoriale. Or, le nouveau concept de l'autorité pose la problématique de la continuité et de la rupture. Sur le plan de la continuité, Sa Majesté Mohammed VI a adopté les mêmes valeurs véhiculées par feu S.M Hassan II. Cette continuité s'exprime à travers des indices qui débouchent sur deux angles distincts : la vision et la pratique. Sur le plan de la vision, Sa Majesté le Roi insiste sur quatre concepts : • Le rôle central du Roi en tant qu'arbitre. C'est aussi la pierre angulaire du concept de Hassan II relatif à l'autorité politique. • La position du Roi en tant qu'Amir Al Mouminine qui exerce ses prérogatives constitutionnelles conformément à l'article 19. • Le respect de la nature rituelle de l'Institution monarchique notamment à travers la disposition de l'article 23 de la Constitution qui stipule : “ la personne du Roi est sacrée et inviolable ”. • La spécificité de la société marocaine et la relativité des valeurs démocratiques. Le champ de continuité ne se réfère pas uniquement au caractère héréditaire du pouvoir politique, mais se conjugue dans la pratique à travers la reconduction du concept des ministères de souveraineté. Or, c'est cette disposition qui contraint les partis de la Koutla à rejeter en 1993, la première offre de l'alternance. En effet, feu Hassan II voulait garder quatre ministères qui sont la Primature, l'Intérieur, les Affaires étrangères et la Justice. Mais en octobre 1994, feu Hassan II faisait une deuxième offre ne gardant que le ministère de l'Intérieur. Mais lors de la constitution du gouvernement de l'alternance consensuelle présidé par Abderrahman Youssoufi, ce sont six départements qui ont été considérés comme départements de souveraineté. Il s'agit du ministère de l'Intérieur, des Affaires étrangères, de la Justice, des Affaires islamiques, le Secrétariat d'Etat à la défense nationale et le Secrétariat général du gouvernement. Le concept des ministères de souveraineté, qui a de tout temps alimenté la polémique et qui a été critiqué par plusieurs leaders politiques, dont Mohamed Elyazghi de l'USFP, devait être renforcé sous le règne de Mohammed VI notamment avec la création de deux Secrétariats d'Etat à l'Intérieur et aux Affaires étrangères. Sur le plan de la rupture, le nouveau concept de l'autorité, qui cible l'administration territoriale, vise à corriger la relation qui s'est établie entre l'administration et les citoyens, pour que cette administration soit au service de la population. Ce nouveau concept de l'autorité répond à un souci majeur qui est celui de l'édification de l'Etat de droit qui respecte les droits de l'Homme. Par conséquent, il doit répondre à l'exigence de démocratisation du pouvoir et d'humanisation de l'administration territoriale. Pour cela deux approches contradictoires ont été adoptées : globale et restrictive. L'approche globale s'appuie sur la vision liant les aspects juridiques à la problématique démocratique, dans ce sens que l'édification de l'Etat de droit ne peut se réaliser sans démocratisation du régime politique. Cette démocratisation doit ouvrir la voie au respect intégral des droits de l'Homme qui nécessite non seulement un cadre juridique mais aussi un cadre institutionnel qui garantisse ces droits. Or, il n'y a pas de garantie suprême que celle du système politique démocratique. Ce système démocratique demeure cependant, pour certaines forces politiques, conditionné par l'adoption d'un certain nombre de formes inhérentes au système parlementaire britannique ou espagnol. Dans un entretien publié le 7 août 1999 au quotidien Al Ittihad Al Ichtiraki, Mohamed Sassi avait appelé à adopter deux mesures : • L'instauration d'un régime parlementaire où le Roi règne mais ne gouverne pas. • L'abandon de certains rituels inhérents à l'institution monarchique notamment “ le baise-main ”. Cet appel qui est intervenu juste après le décès de S.M Hassan II a alors soulevé plusieurs interrogations : • Etait-ce un appel personnel ou une prise de position implicite de l'USFP ? • Etait-ce une pression exercée sur le nouveau Roi ? • Etait-ce un message envoyé par l'USFP au Souverain consistant à réaffirmer l'unanimité de toutes les composantes sur la Monarchie mais seules subsistaient quelques divergences autour de certaines formes de son autorité ? La revendication de l'instauration d'un régime parlementaire est intervenue dans le sillage d'une campagne médiatique exprimant la préférence du Roi pour le modèle espagnol. Par conséquent, cet appel ne pouvait être considéré comme un fait isolé autant qu'il constituait un ballon d'essai autour de la problématique de la réforme politique. L'on sait que les partis de la Koutla, et plus spécialement l'Union socialiste des forces populaires qui constituait le fer de lance de l'opposition d'alors, ont fait de la réforme constitutionnelle et politique un préalable à toute réforme économique ou sociale. Cependant, cette priorité a vite disparu des discours de ces partis quand ils ont été investis dans leurs fonctions gouvernementales. C'est ce qui les a exposés à de nombreuses critiques. Mais, après le décès de S.M Hassan II et l'intronisation de S.M Mohammed VI, la question de la réforme politique et constitutionnelle a été de nouveau reformulée dans l'objectif de tâter le pouls. La réaction du nouveau Roi ne s'est pas fait attendre longtemps, puisque dans son premier discours du Trône, Sa Majesté le Roi a explicitement formulé sa détermination à exercer toutes ses prérogatives constitutionnelles conformément à l'article 19. Les forces politiques ont bien reçu le message du Roi et bien compris sa portée consistant à ne pas lier la question de la démocratie aux exigences juridiques et que la logique du consensus nécessitait l'abandon de l'approche globale au profit de l'approche restrictive. Cette dernière s'appuie sur la dissociation entre la démocratie et les dispositions juridiques. Et c'est dans ce sillage qu'il faut appréhender le nouveau concept de l'autorité tel qu'il a été présenté par S.M le Roi Mohammed VI. Ce nouveau concept se base sur la distinction entre l'autorité politique et l'autorité administrative. Autrement dit, il consiste à rompre le lien entre la démocratie et les aspects juridiques en tant que prélude à la maîtrise des équilibres politiques qui nécessitent avant tout le démantèlement de l'institution administrative. Le démantèlement de l'institution administrative La volonté de démanteler l'institution administrative constitue un pari pour rétablir les équilibres politiques. Sur ce registre, Sa Majesté le Roi Mohammed VI a été considéré comme un homme de rupture par rapport à la stratégie adoptée par feu S.M Hassan II. En effet, le défunt Roi avait beaucoup souffert, durant les années soixante-dix, des velléités de l'armée qui s'était transformée en acteur politique aspirant à se substituer à la Monarchie. Devant cette aspiration, il était devenu nécessaire de créer un contre-pouvoir incarné par l'institution administrative. C'est dans ce cadre que se situe l'importance de Driss Basri qui n'était pas seulement un ministre de l'Intérieur, autant qu'il était le véritable architecte de l'institution administrative appelée à jouer un rôle multidimensionnel. En tant que tel, il était évident que Driss Basri ne fut pas assujetti constitutionnellement au pouvoir du Premier ministre. C'est pourquoi, les partis de la Koutla avaient revendiqué en 1992 un rééquilibrage des fonctions dans la mesure où Driss Basri était le dirigeant d'une institution autonome ayant des moyens matériels et une logistique impressionnante et qui jouait un rôle prépondérant sur trois niveaux. • Elle devait contrôler la société à travers la maîtrise de tous les services de sécurité ; DGSN et DST, notamment. • Elle devait encadrer la société politiquement et idéologiquement notamment en manipulant les médias, en s'ingérant dans les affaires des universités et surtout en maîtrisant l'échiquier politique à travers la création d'un certains nombre de formations politiques appelées communément “ partis de l'administration ”. • Elle devait contribuer à remodeler le paysage social notamment en créant des élites locales et des notabilités régionales appelées à jouer directement un rôle de premier ordre lors des consultations électorales ou devenir indirectement des opérateurs économiques puissants grâce au système des privilèges. Or, en agissant ainsi, l'institution administrative a fini par ébranler les équilibres et ce pour deux raisons : • Son champ d'action s'est élargi au détriment de l'institution militaire. • Driss Basri ne pouvait plus faire la distinction entre sa fonction ministérielle et sa fonction à la tête de l'institution administrative. Et c'est dans ce sens qu'il faut appréhender le contenu du communiqué du cabinet royal daté du 11 juin 1995 et qui le sacralisait. C'est pour cela que continuer à doter cette institution de pouvoirs illimités constituait pour Sa Majesté le Roi Mohammed VI une source de déséquilibre flagrant dont pâtit en premier lieu l'institution de l'armée. Son démantèlement, en vue d'en maîtriser les fonctions était devenu, de la sorte, prioritaire. Mais, pour ce faire, il fallait réhabiliter l'armée. Dans ce contexte, les événements qu'ont connus, en septembre 1999, les provinces sahariennes et particulièrement Laâyoune ont déclenché une vaste campagne de rejet des pratiques de l'administration territoriale. Mais c'est l'intervention de l'armée qui a été saluée par les populations. La désignation, ensuite, d'un grand officier de l'armée à la tête de la direction de la surveillance du territoire, incarnait ce rejet et conjuguait la volonté royale de réhabiliter l'institution de l'armée. C'était le premier pas vers le démantèlement de l'institution administrative notamment avec l'éviction de Driss Basri en date du 9 novembre 1999. II-Le niveau idéologique Rétablir les équilibres sur le plan idéologique constituait un prélude à la réhabilitation d'une légitimité effritée. Dans ce cadre, il fallait adopter des mécanismes précis de légitimation du pouvoir. La légitimité populaire Nonobstant les différents systèmes de légitimité sur lesquels s'appuie l'institution monarchique, il y avait néanmoins une forte interférence entre la légitimité religieuse et la légitimité populaire. Mais le manque de cohésion entre les mécanismes de gestion et les mécanismes de justification devait conduire des forces politiques, notamment celles de la gauche marocaine, à dissocier entre les deux légitimités tout en avançant que le caractère théocratique du pouvoir lui ôtait toute légitimité populaire. Cependant, avec le recul des forces de la gauche et la poussée islamiste, la problématique de l'interaction entre les deux légitimités est revenue en force sur la scène. Ainsi, pour que le pouvoir politique soit doté de la légitimité populaire, il devrait s'appuyer d'abord sur le référentiel religieux. Cette vision fut donc élaborée dans le cadre des tentatives visant à ôter au pouvoir les deux formes de légitimité. Dans ce sillage intervient l'ouvrage d'Abdeslam Yassine “ Rissalat Al Karn Al Malakia fi Mizan Al Islam ” (L'Islam et le message royal du siècle) dans lequel le leadre d'Al Adl Wal Ihsan relevait la contradiction entre les mécanismes de gestion et de justification pour aboutir au doute quant à l'existence d'une légitimité religieuse du pouvoir qui “ n'agit en fait que dans le sens d'une dégradation de sa légitimité populaire ”. Se pose alors la question suivante : pourquoi la légitimité populaire s'est-elle effritée ? Il y a, à notre sens, pour cela plusieurs raisons. D'abord, il y a le facteur politique. Les dysfonctionnements que le Maroc a connus ont été le fait d'une pression accrue d'intervenants politiques et militaires qui ont poussé le pouvoir à adopter des mesures illégales. Censées être conjoncturelles, ces mesures sont devenues progressivement des constantes politiques qui ont débouché sur la primauté du sécuritaire sur tout autre champ d'activité. Il y a également le facteur socio-économique, puisque la crise qui a secoué le pays depuis le début des années soixante-dix a conduit le pouvoir à mener une politique économique impopulaire, à l'instar du programme d'ajustement structurel, qui réduit l'engagement de l'Etat vis-à-vis de la question sociale. Depuis le début des années quatre-vingt, le pouvoir politique s'est investi énormément sur le champ religieux, mais s'est désisté du champ social comme premier indice de perte de sa légitimité populaire. Mais ce calcul n'a pas pour autant conduit à des résultats significatifs, puisque même sur le champ religieux sa faiblesse était devenue évidente, d'autant plus que certaines de ses mesures avaient été considérées contraires à l'Islam selon des interprétations inhérentes à certains courants officiels, mais néanmoins opposants, qui ont posé de nouveau la question de la légitimité religieuse. Mais les forces politiques qui se sont érigées en alternative du pouvoir politique n'ont pas pu construire une réelle légitimité populaire ni profiter de ses contradictions. Il en est ainsi des groupes marxistes-léninistes et des forces politiques radicales qui se sont graduellement isolés. Cet isolement est dû à deux facteurs. Premièrement, leur analyse de classe de la réalité marocaine n'a pas pris en considération les multiples entraves culturelles à l'émergence d'une réelle conscience de classe. Deuxièmement, leur position vis-à-vis de la religion qui n'a pas distingué entre la foi religieuse populaire et l'exploitation politique de la religion de la part du pouvoir politique. Même les forces politiques réformatrices n'ont pas pu exploiter les contradictions du pouvoir politique. C'est ainsi que leurs propres contradictions internes allaient déboucher sur les événements sanglants du 20 juin 1981 qui ont démontré toute l'étendue de l'écart existant entre des dirigeants “ embourgeoisés ” et un discours populiste qui a enflammé les masses sans pour autant maîtriser leur mouvement. Il n'était pas étonnant de constater, dans ce contexte, que la classe politique allait vivre des moments difficiles du fait de l'exacerbation de ses contradictions internes. Dans la même année, le RNI devait subir une scission qui déboucha sur la création du Parti national démocrate. Le Mouvement populaire de Mahjoubi Aherdane allait connaître des remous internes en 1985 lors du congrès extraordinaire mené et dirigé par M'Hand Laenser. Le parti de l'Istiqlal qui faisait partie de la majorité, s'est rallié à l'opposition. Le mouvement du 23 mars allait être secoué pour voir se constituer l'OADP et la ligue de l'action révolutionnaire au Maroc. Et enfin en 1983, l'USFP allait connaître le mouvement de grogne au niveau de sa commission administrative qui déboucha sur les événements du 8 mai 1983 et la création par Abderrahman Benameur, Ahmed Benjelloun et d'autres du parti de l'avant-garde socialiste démocratique. Cet émiettement allait profiter au courant islamiste qui a continué à renforcer sa légitimité au détriment du pouvoir et de la classe politique. Mais les islamistes ne sont pas tombés dans le piège consistant à confondre la légitimité religieuse et la légitimité populaire. Ils ont, en revanche, considéré que la base de toute légitimité populaire se situe au niveau du strict respect des dispositions religieuses et que les fondements de toute légitimité religieuse se situent au niveau de l'intérêt porté aux “ Moustadaâfines ” (couches populaires démunies). C'est pourquoi, leur vision était claire depuis le début puisqu'elle consistait à concilier entre l'enseignement de la religion et l'intérêt dû aux questions sociales. C'est pour cela que dès le désistement social de l'Etat, les islamistes ont vite fait de prendre le relais. Cependant, la lutte entre le pouvoir politique et les islamistes ne se situe pas au niveau de la légitimité religieuse autant qu'il se situe au niveau de la légitimité populaire. C'est aussi dans ce cadre que se situe le défi lancé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI qui vise à rétablir les équilibres idéologiques à travers la réhabilitation d'une légitimité populaire effritée. Il en est ainsi de la priorité accordée à la question sociale considérée comme mécanisme incontournable de la réhabilitation de la légitimité populaire. Le social comme mécanisme de légitimation populaire Les dysfonctionnements que le Maroc a connus n'étaient pas uniquement politiques. Ils étaient également sociaux. Or, le Maroc qui occupe, aujourd'hui, la 125ème place en termes d'indicateurs de développement humain, le taux de 33% de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté, le taux de 19% du chômage et l'existence de 7% d'handicapés sont autant de facteurs déstabilisants qui peuvent conduire au désespoir d'une grande partie de Marocains. A notre sens, la constitution du gouvernement de l'alternance conduite à partir du 14 mars 1998 par Abderrahman Youssoufi était venue servir de soupape pour atténuer les effets d'un ras-le-bol social généralisé. Dans ce cadre, les centrales syndicales devaient également jouer un rôle régulateur, notamment la CDT et l'UGTM. Mais, il était difficile de gagner le pari social d'autant plus que le gouvernement n'a fait que constater les dégâts, sans plus. D'ailleurs, la première déclaration gouvernementale du mois d'avril 1998 avait essayé d'accorder la priorité à la question sociale sans que cela ne soit traduit dans les faits. Devant cette réalité et dans la perspective de rétablir les équilibres, Sa Majesté le Roi s'est immédiatement attaqué à la question sociale notamment dans son premier discours du Trône du 30 juillet 1999. Cet intérêt accordé à la question devait se traduire par l'élaboration d'une politique de lutte contre la pauvreté notamment en créant la Fondation Mohammed V pour la solidarité. La priorité accordée au social se retrouve, d'ailleurs, dans toutes les interventions du Souverain. Et c'est pour cela qu'il faut dire que cette question ne relève plus du domaine tactique propre au gouvernement, mais elle relève du domaine stratégique spécifique à l'action royale. Elle est ainsi devenue l'un des mécanismes centraux de renforcement de sa légitimité populaire.