Notre vie politique, civile et culturelle souffre d'un grave déficit philosophique, c'est-à-dire d'une raréfaction de la pensée dans notre existence face aux épreuves du temps et du monde. Pour tenter d'y remédier, il faudrait d'abord capter des points d'appui et de repère, avoir notre part du feu de Prométhée et décliner notre modernité comme production de notre raison d'être dans l'Histoire. Tâche ardue mais ô combien vitale ! Qui requiert des découvreurs non des glaneurs, des créateurs non des receleurs. C'est ainsi qu'il sera possible de surmonter les embûches et obstructions que des forces occultes, par ignorance ou par volonté de nuisance, s'emploient à brouiller le cheminement philosophique et affaiblir son rayonnement. Philosopher donc (ou mieux penser en philosophe), c'est aller, autant que faire se peut, au fond des phénomènes et des choses dans l'intention d'en décrypter et dévoiler la nature vraie et non plus factice ou déguisée, ainsi que leur genèse et leurs fonctionnalités. Et tout devrait y passer : nos systèmes politiques, notre paradigme développement, de notre « démocratie » et nos partis, notre vie relationnelle et culturelle, et donc, en un mot, notre existence au miroir du sens et de la qualité. En disant cela, il n'est nullement question de faire dans l'éloge de la philosophie tous azimuts, ni de l'investir d'un monopole exclusif de la pensée, comme l'assimiler à la chouette qui voit clair dans les ténèbres et ne prend son envol qu'à la nuit tombante, selon une métaphore célèbre de Hegel. En revanche, il doit toujours être question de désenclaver la pensée philosophique, tant au plan des thèmes et des concepts qu'à celui des méthodes et des traitements, en la libérant de l'emprise de la pensée unique et de tout dogmatisme, métaphysique ou théologique, prélude au fanatisme et aux pratiques de l'exclusion et de la violence. Ceci est en la matière un impératif catégorique. Quant à l'écueil qu'il faudrait constamment éviter, c'est celui de toute tendance au prosélytisme et au missionnarisme qui découleraient d'une conception étriquée de la philosophie comme nouvelle religion dépositaire de la Vérité et dispensatrice des lumières et de la bonne parole. Cette conception arrogante et réductrice est en rupture de ban avec l'ouverture fécondante de l'esprit ainsi qu'avec cette amplitude de l'âme si bien théorisée et louée par Leibnitz. Il sied donc d'entendre par philosophie cette pensée qui, à travers des siècles d'histoire, a généré et légué des textes majeurs, immensément riches d'autant de convergences et de continuités que de divergences et de ruptures. Une philosophie qui ne pratique pas la critique et l'autocritique, n'en est pas une. Et c'est cette pratique qui sert au philosophe, par-delà la pure spéculation et l'empirisme plat, pour traverser les longs et sinueux chemins de la pensée, y élaguant les poncifs, les dogmes et préjugés coriaces et nocifs, les enfermements doctrinaux et les idolâtries et pesanteurs aliénantes. Emmanuel Kant avait posé les trois grandes questions qui définissent le champ de la philosophie : Que puis- je savoir ? Que dois- je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ? Et toutes procèdent en amont d'une seule et unique question : Qu'est-ce que l'homme ? Certes, il s'agit là pour la pensée philosophique de créneaux formels qui, n'étant ni exclusifs ni limitatifs, peuvent en générer d'autres et promouvoir ce qui dans le kantisme est resté latent ou en friche comme, par exemple, la philosophie de l'histoire, laquelle, de par ses thématiques, ses concepts et ses parcours, devrait être le principal levier susceptible de prémunir la pensée philosophique contre l'onanisme et la logomachie en vogue dans quelques courants contemporains. Chaque partenaire dans le labeur philosophique en mouvement pourra donc y apporter sa part de lumière et de vérité, exprimant son souci à la fois du réel et du concept, ainsi que son discours sur le monde où il évolue en tant que philosophe, mais aussi comme citoyen. C'est sur le terrain de la philosophie de l'histoire, et donc loin de tout logocentrisme, que les protagonistes de ladite œuvre pourront revisiter les cultures et sagesses orientales, africaines, latino-américaines et asiatiques et, forts de ces apports, réfléchir sur les grandes questions et les thèmes et nœuds du monde moderne. Après la critique kantienne de la raison pure, la philosophie ne peut plus être réductible à la métaphysique, surtout celle où nous devrions apposer avec Voltaire le mot : non liquet, ce n'est pas clair. Ainsi, la pensée philosophique a-t-elle développé – comme en témoigne son histoire – toute une myriade d'écoles de pensée aussi diverses qu'antagonistes, et dont certaines se situent aux antipodes de la métaphysique pure, c'est-à-dire autour des choses et des préoccupations temporelles et empiriques. Nietzsche proposait d'en faire la généalogie à coup de marteau, afin de ne pas être seulement à leur arrivée (dans une position hors-jeu au sens footballistique du terme), mais au contraire au plus près de leur montage causal à même de dévoiler leur devenir et donc savoir ce qu'elles sont réellement. C'est dire que nul ne doit interdire à la philosophie un droit de cité dans les vastes champs de « l'histoire pour la vie » (au sens nietzschéen), tant qu'elle peut en légitimer le bien-fondé et mériter le titre par la qualité et les performances de ses travaux. Les études accomplies par Michel Foucault sur l'histoire de la folie à l'âge classique, de l'institution carcérale et de la sexualité, celles d'Edgar Morin sur la complexité humaine et les méthodes d'approches pluridisciplinaires, donnent un bel exemple d'une intervention riche et pertinente du philosophe dans des sujets longtemps considérés comme la chasse-gardée et le domaine exclusif des historiens. Présentement, face à l'état des lieux du monde, qu'on s'accorde à dire qu'il n'est ni rassurant ni prometteur, les philosophes, comme hommes et femmes de dialogue et de culture et « fonctionnaires de l'humanité », selon Edmond Husserl, ne peuvent que persister dans leur résistance au mal multiforme, aux dérives de toute sorte ainsi qu'au déficit de pensée prégnant ; car, de par leur vocation, ils demeurent généralement rétifs au défaitisme, au cynisme ou en un mot au pessimisme intégral (de l'intelligence et de la volonté) qui peut les condamner à être passifs et irresponsables. Bref, les philosophes ont donc la capabilité de contribuer utilement à repenser les fondements d'un ordre mondial juste et solidaire. Cependant, tout discours injonctif et moralisant mis à part, leur pensée est en mesure d'œuvrer au redéploiement de l'une de ses vocations premières, qui est d'être une intellection des phénomènes de l'histoire et de saisir à leurs racines les problèmes qu'ils posent, c'est-à- dire, en l'occurrence, les causes des déficits croissants dont souffrent les valeurs de la solidarité et de l'équité dans le monde dur et dérégulé qui est le nôtre. Par conséquent, la pensée (philosophique), bien conceptualisée et méthodiquement élaborée, peut être l'un des modes de recherche sur moult sujets, par exemple le développement humain qualitatif et créateur, la modernité comme source d'assimilation et de production de hautes valeurs ajoutées et présence authentique et signifiante dans le monde, la démocratie qui a avec la philosophie un lien ombilical, organique, que la tyrannie ne peut rompre ou annihiler. Celle-ci de par son antériorité et sa profondeur a contribué à l'acte de naissance de celle-là, et avec le grand Périclès dans la première moitie du Ve siècle av. J.C. Amie de l'harmonie et de la sagesse, la philosophie ne peut qu'épouser les combats et les causes de l'humanisme et damer le pion à la pensée unique et nécessairement inique et à tout ce qu'elle recèle comme dogmatisme, démesure et violence (hubris). Rayonnante, livrant le meilleur d'elle-même dans les régimes de liberté de pensée et d'expression, elle déprime et se porte mal sous les cieux où la démocratie est inexistante ou bien n'est qu'un simulacre de façade et un leurre.