L'artisanat marocain trouve écho dans les quatre coins du monde. Sa diversité est une vraie richesse. Considéré comme « acquis » par les Marocains, plusieurs métiers artisanaux sont en voie de disparition. Des métiers dont on n'entendra plus parler dans 2 ou 3 décennies. Et c'est tout le combat de Jihane Boumediane, jeune doctorante âgée de 26 ans, à travers son association en cours de création, « 1001 Artisans». Investie dans le social et proche des artisans, Jihane Boumediane est doctorante en Science de gestion à l'école Nationale de Commerce et de Gestion de l'Université Cadi Ayyad. Sa recherche doctorale au sein du Laboratoire de recherche en gestion des Organisations (Largo) s'intéresse à l'innovation sociale dans le secteur de l'Artisanat au Maroc. Au début de la pandémie Covid-19, Jihane s'est confinée avec sa grand-mère dans un Riad à l'ancienne médina de Marrakech. C'est cette dernière qui lui a transmis cette passion pour l'artisanat. Jihane a eu l'occasion de voir de près les répercussions de la pandémie sur les artisans marocains. Et c'est là où elle a eu l'idée de soutenir cette catégorie de professionnels en lançant dans un premier temps une vente aux enchères, sur Instagram, des objets qu'elle recevait des modestes artisans. Une initiative qui a trouvé bon écho chez les Marocains. Elle a pu vendre la plupart des articles reçus, mais aussi soutenir d'autres artisans dans le besoin à travers des dons alimentaires. Aujourd'hui, Jihane Boumediane a concrétisé son rêve et son initiative en créant une association à but non-lucratif pour pouvoir faire les choses dans les règles de l'art. Jihane a gentiment accepté de se confier à Hespress Fr sur ce projet en faveur des artisans et l'Artisanat marocain. Hespress Fr: Comment a démarré cette aventure en faveur de l'artisanat et l'artisan marocain? Jihane Boumediane : Ça a démarré il y a plus de deux ans, bien avant la crise sanitaire liée au Covid-19, notamment à travers une page Instagram, qui à l'époque était surnommée « 1000 Artistes ». Je parlais d'un métier d'artisan et je partageais des photos. Plus tard, ça a évolué vers 1001 un artisans. J'étais également impliquée au niveau des centres de formation dans les métiers de l'artisanat de Marrakech. L'un des plus grands centres de formation dans les métiers en voie de disparition au Maroc. J'ai proposé à ce centre d'organiser un cycle de formation de 3 mois au profit des maîtres artisans mais aussi des coopératives. Pourquoi ? Parce que j'ai remarqué que ces artisans faisaient beaucoup de choses mais n'avaient pas de visibilité en ligne. Il fallait donc les aider à s'impliquer sur internet et exposer ce qu'ils font. Pas forcément vendre, puisque le e-commerce reste un processus un peu compliqué. Et j'ai donc moi-même présenté ce cycle de formation dans une salle de conférences avec toutes les normes nécessaires à l'apprentissage du digital par les artisans. Il y avait une implication, mais il y avait beaucoup de contraintes, notamment le fait qu'ils étaient moins qualifiés pour travailler sur des supports et plateformes digitales. Mais il y avait de l'impact. Ils ont créé des pages, des groupes sur Whatssap, Facebook où ils partageaient leur travail. Lors de la crise sanitaire, je me suis retrouvée confinée avec ma grand-mère à l'ancienne médina de Marrakech, je me suis posé la question de comment je peux aider l'artisanat, localement du moins, au niveau de Marrakech. J'ai commencé avec les artisans de mon réseau avec qui je suis en contact en permanence. La problématique aujourd'hui au Maroc, c'est qu'on sait qu'il y a un artisanat, qu'il y a une diversité et beaucoup de métiers, mais l'artisanat n'évolue pas. Il y a peu d'innovation. Je me suis donc dit, on organise une initiative qui va conférer de la visibilité aux articles des artisans. Et c'est ce qui se fait aujourd'hui. Et laisser les gens interagir entre eux à travers les commentaires sur les RS. C'est là où pendant le confinement j'ai eu l'idée de la vente aux enchères. On partage un article d'un artisan. On le met aux enchères. On détermine une date limite des enchères, les gens participent dans les commentaires, partagent. À la fin de l'enchère, le prix qui a été fixé au début par l'artisans, c'est ce qui lui revient de droit. Et la plus value générée grâce à toutes les enchères, a permis de distribuer des dons alimentaires en faveur des artisans âgés, malades, en situation de précarité et qui ne sont pas en mesure de travailler, pas uniquement à cause de la crise sanitaire. Quels sont les objectifs phares de votre association ? Aujourd'hui, le premier pas est fait au niveau de l'administration marocaine. Nous avons fait toutes les démarches administratives pour créer notre association à but non-lucratif. Notre premier objectif est donc la promotion et la transmission des métiers en voie de disparition aujourd'hui au Maroc, aux citoyens, nationaux ou internationaux, et aux futures générations. Le deuxième objectif est d'apporter une assistance en faveur des artisans en matière de création d'opportunités de travail et de développement de compétences. Aujourd'hui, on a besoin d'innovation produite, on a besoin de s'appuyer sur les innovations technologiques pour créer un artisanat différent, toujours enraciné, qui respecte le processus et qui respecte l'histoire, mais qui doit bénéficier des avantages qu'offrent aujourd'hui la technologie et la digitalisation. Pouvez-vous nous citer des métiers artisanaux en voie de disparition aujourd'hui au Maroc? Il y a en beaucoup. Le feutrage est un métier en voie de disparition. On a aujourd'hui cinq maîtres artisans qui font du feutrage dans tout le Maroc. Mais il y a une initiative pour transmettre ces métiers à de jeunes apprentis. Il y a la sellerie marocaine. On peut dire qu'aujourd'hui, il n'y a plus de maitres sellerie, surtout les maîtres qui font de la broderie sur cuir, notamment la fabrication de costumes et accessoires destinés aux cheveux pour la « Tbourida (Fantasia)». C'est un métier menacé. Ce sont là les deux métiers artisanaux sur lesquels nous sommes concentrés au sein de notre initiative pour en parler, en discuter, et rapprocher ces métiers et ces maîtres artisans des personnes qui seraient concernées par un tel savoir-faire. Quelles sont les difficultés que rencontre aujourd'hui l'artisan Marocain ? Jihane : Pour moi la difficulté que vit aujourd'hui l'artisan, et qu'il n'y a pas de contact direct entre l'artisan et le consommateur final. Il y a toujours eu des intermédiaires. Et quelques part ses intermédiaires, pendant des années, ont coupé le lien entre l'artisans et le consommateur marocain. Il a des circuits courts et des circuits longs. L'artisan ne s'adresse pas toujours au dernier commerçant. Des fois on trouve 2 ou 3 intermédiaires sur toutes la chaîne. Et plus il y a d'intermédiaire, plus le prix augmente. Et de ce fait, l'artisan ne bénéficie pas de cette vente et marge très très peu. Des fois l'artisan ne marge même pas et cherche uniquement à couvrir ses charges et vendre quelque fois, pas toujours, la pièce au coup de revient. Aujourd'hui, les métiers d'artisans disparaissent avec leurs maîtres qui vieillissent et qui ne trouvent pas à qui transmettre ce savoir-faire. Pourquoi il y a du mal aujourd'hui à transmettre ce savoir-faire à la jeunesse, aux générations futures ? Je pense qu'on n'a pas travaillé assez sur la question de l'attractivité de ses métiers. La jeunesse marocaine aujourd'hui observe l'artisanat. Elle se rend compte malheureusement que l'artisan n'est pas célébré. Elle voit que ce métier ne rapporte pas ou peu. Et du coup, ce n'est pas un métier attractif pour elle. S'il y avait au moins des exemples ou des modèles qui ont réussi, ça pouvait le faire. Il y a eu des modèles qui ont réussi, mais il y a de ça plusieurs années. L'artisanat a vécu auparavant un temps de gloire. Aujourd'hui, il le vit moins. Peut-être que cela va changer, et je l'espère. Il y a beaucoup d'ingrédients qui font que les choses peuvent évoluer. Mais tant qu'il n'y a pas pour ses jeunes des modèles qui réussissent et qui sont célébrés comme étant artisans et que l'artisanat est un métier d'exception qui a de la valeur, ces jeunes ne sont pas orientés et attirés par ces métiers. Les conditions de travail ne sont pas aussi attractives pour eux. L'artisanat existe partout dans le monde. Certains pays parlent de l'artisan autrement et le célèbrent bien comme il se doit. Quelles sont les lacunes qui pendant longtemps ont empêché l'artisanat d'avancer? Aujourd'hui les efforts doivent provenir de toutes les parties concernées. L'artisan quant à lui, doit soutenir son métier et sortir de sa zone de confort en proposant aux consommateurs de nouveaux produits aussi utiles qu'agréables. L'innovation produite est une dimension de l'innovation sociale qui offre des occasions de croissance aux artisans, des occasions qu'il faut saisir en cherchant à changer, à revisiter et à améliorer la qualité des produits pour attirer et idéalement fidéliser les Marocains qui ont le droit d'accéder à ces savoir-faire hérités de génération en génération. Certes, les artisans ont subi les conséquences de la réorientation des habitudes de consommation des Marocains depuis le début des années 2000. Mais ils n'ont pas fait preuve de compétitivité non plus au moment où l'innovation devenait de plus en plus importante au sein de la société. Parallèlement, nous devons penser ensemble à comment on peut soigner l'image de l'artisanat car souvent l'artisan est perçu comme étant limité dans ses ressources, ses conditions de travail et de vie, qui remettent en question l'attractivité de son métier à l'égard de la société et surtout les jeunes. L'environnement soigné, propre et confortable à l'exercice d'un métier invite à découvrir le processus et les produits fabriqués. Pourquoi selon vous l'artisan n'est pas célébré aujourd'hui au Maroc ? Je pense que c'est parce qu'on a considéré ces artisans et l'artisanat comme étant une chose acquise. Que ça nous revient de droit. Qu'il existe et existera pour toujours. Ça ne risque pas de disparaitre, c'est notre héritage. Ce n'est pas le cas ! C'est une fausse idée. D'autre part, il y a eu aussi une période de transition où nous nous sommes orientés vers la production de masse, vers ce qui est importé par le Maroc. On a été orienté vers la facilité, l'utilité. Sachant que l'artisanat marocain est reconnu pour son utilité. Ce n'est pas un artisanat décoratif uniquement, mais utilitaire décoratif. Il y a toujours eu cette notion d'utilité avant le décor chez les artisans. Plus tard il y a eu des solutions moins coûteuses, et on ne peut pas dire que la qualité était bonne. La première chose que vous allez faire au sein de votre association une fois l'autorisation en poche? Pour moi, l'aventure a déjà démarré à titre personnel. Là elle aura plus d'ampleur. J'aimerais une fois l'association déclarée, que nous puissions construire avec des partenaires aussi enthousiastes que nous, des projets qui auront un plus grand impact, pas uniquement sur Marrakech ou la région Marrakech-Safi où nous sommes impliqués aujourd'hui, mais sur l'ensemble du territoire marocain, puisque les métiers que nous avons au niveau de la région Marrakech-Safi ne sont pas les mêmes à Tanger-Tétouan-Al Hoceima ou encore à Rabat- Salé-Kénitra. Chaque métier est représenté dans une région du Royaume. Et nous irons à la recherche de ces métiers-là. Nous espérons collaborer avec les habitants de la région et toutes les institutions publiques et privées présentes sur place non seulement pour parler d'un artisan ou deux, mais d'un métier, de savoir-faire et de ce qui fait l'originalité de cette région.