Au moment où la Turquie se prépare pour intervenir militairement en Libye sur demande du Gouvernement d'union nationale (GNA) reconnu par la communauté internationale, ce déploiement soulève des doutes et réveille des animosités, notamment chez les pays voisins. Pour mieux comprendre la stratégie turque actuelle et les dessous de cette prochaine intervention, Hespres FR a contacté le politologue Khalid Chegraoui pour faire le tour de la question. Deuxième partie. Les événements autour d'une possible et prochaine intervention militaire de la Turquie en Libye, pays en proie à la guerre civile, et au déchirement entre deux autorités rivales depuis la chute de Mouammar Kadhafi, se sont précipités ces derniers jours provoquant de vives réactions chez la communauté internationale. Comment expliquer ce rapprochement entre Turquie et la Tunisie qui a donné suite à ce déplacement du président turc à Tunis ? On sait très bien que la Tunisie a toujours cherché à avoir cette position d'équilibriste dans la région ne prenant pas partie pour l'un ou pour l'autre, essayant de résoudre le problème libyen à l'amiable, consciente de sa force et de son petit territoire, de ses moyens limités. Je pense que dans ce cadre-là c'est la Turquie qui a essayé d'utiliser la Tunisie pour lui donner beaucoup plus de légitimité dans l'intervention dans le domaine. Je pense que la Tunisie jusqu'à aujourd'hui n'est pas tombée dans ce panier. Le nouveau président tunisien s'est heurté à plusieurs critiques après la visite de son homologue turc. Il a presque été traité de « faible » devant Erdogan... Le grand problème qui se pose c'est : Est-ce que la Tunisie politiquement pourrait s'opposer à la Turquie, est-ce qu'elle en a les moyens ? Non. Seconde chose, la Tunisie est en phase transitoire, il n'y a pas encore de gouvernement, le président a pris ses responsabilités mais on ne connait pas très bien les visées et les tendances idéologiques du président Kais Saied. Quand même, il reste un représentant d'une autorité politique qui est beaucoup plus liée aux affaires étrangères qu'aux affaires internes. Mais, la critique qui a été produite concernant Kais Saied elle vient de l'intérieur de la Tunisie, des gens qui ont perdu les élections dernièrement. Qu'on le veuille ou non, c'est un acte souverain de la Tunisie et je pense que c'est une forme de raison d'Etat qui a imposé cette rencontre. Certes tout le monde l'a su, c'est la Turquie qui a eu tout le bénéfice et le plaisir de cette rencontre, c'est elle qui a tout organisé et on a même fait inviter obligatoirement le GNA. La Tunisie reste tout de même un médiateur et un acteur important dans la région. Tout refus à la Turquie serait interprété comme une position prise contre Tripoli et pro-Haftar. Le chef de la diplomatie turque Mevlut Cavusoglu a parlé récemment des risques de l'enlisement de la crise libyenne qui pourrait avoir des répercussions néfastes sur les voisins dans le Maghreb arabe, justement la Tunisie mais aussi l'Algérie dont il estime que le sort est lié à celui de la Libye... Evidemment ! Pas besoin du ministre turc pour le comprendre. Le sort de toute l'Afrique du nord est lié à la Libye et pas seulement, la Méditerranée et le Sahel Sahara. On a tous vu ce qui se passe actuellement dans le Sahel Sahara, c'est lié à la chute du régime Kadhafi et l'instabilité chronique de ce pays qui est devenu l'espace de prédilection de l'ensemble des radicalismes religieux et autres. La Tunisie a une frontière énorme avec la Libye, elle supporte ce problème depuis des années. L'Algérie aussi puisqu'elle aussi a une frontière importante avec cet espace et bien sûr tout le monde a intérêt à ce que la Libye soit stable et à ce qu'on règle ce problème, mais tout dépend de comment on va le régler, est-ce en appuyant toujours cette légalité internationale de l'ONU qu'on a donnée à Fayez Al Sarraj mais qu'on a pas vraiment appuyée, ou bien on doit revoir cette situation pour appuyer une sorte d'illégitimité internationale mais qui peut toujours avoir une emprise sur l'intérieur, celle de la région de l'est. Mais là on est dans des rivalités principalement extra territoriales notamment avec les puissances du Moyen Orient entre autres, la Turquie dans cet espace. La Turquie demande en quelque sorte à la Tunisie et à l'Algérie de voir d'un bon œil cette présence militaire turque en Libye, mais je ne pense pas qu'au fond d'eux-mêmes les Algériens et les Tunisiens verraient d'un regard positif cette présence turque du moment qu'ils ont tous deux une histoire un peu compliquée avec l'empire ottoman et ils n'aimeraient en aucun cas qu'il y ait un retour de cette présence dans leur présent. Est-ce que Recep Tayyip Erdogan partage cette idée de retour vers l'empire Ottoman ? Ces rapprochements et ces agissements dans la région ne traduisent pas des visées expansionnistes, un peu comme cette même obsession qu'a Vladimir Poutine pour l'URSS ? Il y a beaucoup de ressemblances entre les deux hommes et leurs prétentions politiques. Ce sont deux hommes très intelligents, mais je ne pense pas qu'ils voudraient reproduire fidèlement le modèle impérial ottoman ou tsariste, mais autrement. Ils souhaitent conserver un certain nombre d'ingrédients mais dans une nouvelle version. Cela fait partie des mythes fondateurs des Etats. La Turquie a toujours su qu'elle pouvait contrôler un certain nombre de cercles notamment le moyen-oriental, nord-africain où elle a été présente pendant plusieurs siècles sauf au Maroc, le cercle musulman, le cercle du monde arabe, le cercle turkmène qui peut aller jusqu'à la frontière avec la chine principalement chez les Ouighours, et bien sûr le cercle européen notamment avec les Balkans et surtout l'est méditerranéen, ces espaces sont vitaux pour la Turquie. Donc on essaie de s'imposer de part et d'autre des espaces géopolitiques et c'est la même chose pour la Russie de Poutine qui est là après un certain dépassement des membres de l'OTAN, un certain nombre de frontières qu'on a dépassées. Si l'Europe occidentale avec les Etats-Unis sont arrivés jusqu'en Ukraine, on comprend très bien pourquoi la Russie voudrait reprendre au minimum ce qu'était l'union soviétique et au maximum la Russie tsariste. Et aujourd'hui on empiète sur les plate-bandes de la Turquie en Syrie et là où on n'a pas supporté la Turquie lors de ses contacts assez musclés avec la Russie. Si la Turquie a entamé ce processus de transformation de ses relations, c'est en réponse à une non-présence et un non-soutien des gens de l'OTAN en Syrie et je crois que c'est tout à fait logique que chaque système politique défende ses raisons d'Etat, qui le font exister après tout.