L'opération, connue d'abord sous le nom de code «Thesaurus» puis «Rubicon», se classe parmi les histoires d'espionnage les plus audacieuses de l'histoire de la CIA. Pendant plus d'un demi-siècle, les gouvernements du monde entier ont fait confiance à une seule entreprise Suisse pour garder secrètes les communications de leurs espions, soldats et diplomates, Crypto AG. Sauf que dans les faits cette société appartenait à la CIA eu aux services secrets allemands. Cette société a obtenu son premier contrat pendant la seconde guerre mondiale pour construire des machines à code pour les troupes américaines. Depuis elle est devenue la référence en la matière, naviguant sur des vagues technologiques allant des engrenages mécaniques aux circuits électroniques et, enfin, aux puces et logiciels en silicium. L'entreprise suisse a gagné des millions de dollars en vendant des équipements dans plus de 120 pays au début du 21e siècle. Ses clients étaient l'Iran, des juntes militaires en Amérique latine, l'Inde, le Pakistan, et même le Vatican. Mais ce qu'aucun de ses clients n'a jamais su, c'est que Crypto AG, était le fruit d'une collaboration secrète entre la CIA et les services secrets allemands. Ces agences d'espionnage ont truqué les appareils de l'entreprise afin d'espionner les pays clients. Une enquête sans précédent Ces informations ont été dévoilées par le Washington Post et la chaîne allemande ZDF suite à une profonde enquête. Ils expliquent comment les Etats-Unis et leurs alliés ont exploité la crédulité d'autres nations pendant des années, en prenant leur argent et leurs secrets. Dans les années 1980, Crypto représentait environ 40% des câbles diplomatiques et autres transmissions de gouvernements étrangers, de quoi ravir les services américains et allemands. La CIA et la BND ont refusé de commenter, bien que les responsables américains et allemands n'aient pas contesté l'authenticité des documents fournis par les deux médias. Une mise à l'écoute de grande envergure, non sans danger Grâce à Crypto les agences de renseignements des deux pays ont surveillé les mollahs iraniens pendant la crise des otages de 1979, ont fourni des renseignements sur l'armée argentine à la Grande-Bretagne pendant la guerre des Malouines, ont suivi les campagnes d'assassinat de dictateurs sud-américains et ont surpris des responsables libyens se félicitant du bombardement d'une discothèque de Berlin en 1986. Le programme avait ses limites. Les principaux adversaires américains, à savoir, l'Union soviétique et la Chine, n'ont jamais été clients de Crypto. Leurs soupçons fondés sur les liens de la société avec l'Occident les ont protégés, cependant la CIA a pu récolter des informations en surveillant les interactions des pays clients avec Moscou et Pékin. Il y a également eu plusieurs failles de sécurité qui ont mis Crypto dans l'embarras. Des documents publiés dans les années 1970 ont montré une correspondance étendue - et incriminante - entre un membre de la NSA et le fondateur de Crypto. Des cibles étrangères, misent sur écoute, ont été révélées par les déclarations imprudentes de hauts fonctionnaires, dont le président Ronald Reagan. En 1978, alors que les dirigeants de l'Egypte, d'Israël et des Etats-Unis se réunissaient à Camp David pour des négociations sur un accord de paix, la NSA surveillait secrètement les communications du président égyptien Anwar Sadat avec Le Caire. L'agence d'espionnage allemande, la BND, considérait que cette société comportait un trop grand risque d'exposition et a quitté l'opération au début des années 1990. La guerre froide était terminée, le mur de Berlin était tombé et l'Allemagne réunifiée avait des sensibilités et des priorités différentes. Les Allemands craignaient que la divulgation de leur implication ne déclenche l'indignation européenne et ne provoque d'énormes retombées politiques et économiques Mais la CIA a acheté la participation des Allemands pour 17 millions de dollars et a simplement continué jusqu'en 2018. Mais l'étendue réelle des relations de l'entreprise avec la CIA et son homologue allemand n'a jusqu'à présent jamais été révélée. Une société enviée par tous les services secrets Pendant ce temps, Crypto a généré des millions de dollars de bénéfices que la CIA et le BND ont divisés et investis dans d'autres opérations. Le partenariat entre les deux agences de renseignement a été marqué par de petits désaccords et tensions. Pour les agents de la CIA, le BND semblait soucieux de réaliser un profit, et les Américains «rappelaient constamment aux Allemands qu'il s'agissait d'une opération de renseignement, et non d'une entreprise lucrative». Les Allemands ont été surpris par la volonté des Américains d'espionner tous leurs alliés sauf leurs plus proches, avec des cibles telles que les membres de l'OTAN, l'Espagne, la Grèce, la Turquie et l'Italie. Pour protéger sa position sur le marché, Crypto et ses propriétaires secrets se sont livrés à de subtiles campagnes de diffamation contre des entreprises rivales, selon les documents, et ont réclamé des pots-de-vin aux responsables gouvernementaux. Crypto a envoyé un cadre à Riyad, en Arabie Saoudite, avec 10 montres Rolex dans ses bagages, selon l'histoire de la BND, et a ensuite organisé un programme de formation pour les Saoudiens en Suisse où le passe-temps préféré des participants était de visiter les bordels, que la société également financé. Les services de renseignement français, ouest-allemands et autres Européens avaient été informés de l'arrangement des Etats-Unis avec Crypto ou l'avaient eux-mêmes compris. Certains étaient naturellement jaloux et cherchaient des moyens de conclure un accord similaire pour eux-mêmes. Les produits de Crypto sont toujours utilisés dans plus d'une douzaine de pays à travers le monde. Mais la société a été démembrée en 2018, liquidée par des actionnaires dont l'identité a été protégée en permanence par les lois du Liechtenstein. Le nouveau président de Crypto embourbé dans le scandale Andreas Linde, président de la société qui détient désormais les droits sur les produits et les activités internationaux de Crypto, a déclaré qu'il n'avait aucune connaissance des relations de la société avec la CIA et la BND avant d'être confronté aux faits dans cet article. "Chez Crypto International, nous n'avons jamais eu de relation avec la CIA ou le BND » a-t-il déclaré dans une interview. "Si ce que vous dites est vrai, alors je me sens absolument trahi, et ma famille se sent trahie, et je pense qu'il y aura beaucoup d'employés et de clients qui se sentiront trahis aussi." Le gouvernement suisse a annoncé mardi qu'il ouvrait une enquête sur les liens de Crypto AG avec la CIA et le BND. Plus tôt ce mois-ci, les autorités suisses ont révoqué la licence d'exportation de Crypto International. Les documents de la CIA et du BND indiquent que les responsables suisses connaissaient leur existence, mais la Suisse n'est intervenue qu'après avoir appris que les organes de presse étaient sur le point de tout révéler. «Ai-je des scrupules? Zéro », a déclaré Bobby Ray Inman, qui a été directeur de la NSA et directeur adjoint de la CIA à la fin des années 1970 et au début des années 1980. «C'était une source très précieuse de communications sur des parties du monde significativement importantes, importantes pour les décideurs américains.» L'entreprise a toujours fabriqué au moins deux versions de ses produits - des modèles sécurisés qui seraient vendus à des gouvernements amis et des systèmes truqués pour le reste du monde. Les comptes internationaux et les actifs commerciaux de Crypto ont été vendus à Linde, un entrepreneur suédois, qui vient d'une famille riche avec des biens immobiliers commerciaux. Lorsqu'il a été confronté à des preuves que Crypto appartenait à la CIA et à la BND, Linde semblait visiblement ébranlé et a déclaré qu'au cours des négociations, il n'avait jamais appris l'identité des actionnaires de la société. Il a demandé quand l'article serait publié, disant qu'il avait des employés à l'étranger et exprimant sa préoccupation pour leur sécurité. Dans une interview ultérieure, Linde a déclaré que son entreprise enquêtait sur tous les produits qu'elle vend pour déterminer s'ils présentent des vulnérabilités cachées. "Nous devons couper le plus tôt possible avec tout ce qui a été lié à Crypto", a-t-il déclaré.