Malgré un agenda très chargé, Najib Akesbi, économiste et professeur à l'Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, prend le temps de nous livrer son appréciation sur l'obsession du gouvernement à maîtriser les agrégats économiques et ses conséquences. Finances News Hebdo : Comment qualifier l'obses-sion de la maîtrise des agrégats économiques ? Najib Akesbi : C'est une politique imbécile ! Je dis imbécile au sens littéral du terme, parce qu'elle manque singulièrement d'intelligence; et passant à côté de la bonne compréhension des choses, elle ne risque donc pas de produire les effets qu'elle nous annonce. Revenons un peu en arrière, et posons-nous la question : Depuis quand court-on derrière ces équi-libres macroéconomiques ? Pour ne pas remonter à très loin, disons depuis au moins une dizaine d'années. Et quel équilibre macroéconomique a-t-on durablement redressé depuis ? Je rappelle que lorsqu'on évoque généralement l'équilibre macroéconomique, il s'agit essentiellement du déficit budgé-taire et du déficit de la balance des paiements. Si c'étaient des déficits conjoncturels liés à une crise passagère, à une hausse des cours ou à une baisse des recettes, on peut effectivement dans ce cas considérer qu'avec une telle politique et avec un peu de «rigueur» on peut résorber ces déficits. Mais, le problème est que ces déficits sont structurels, ce qui signifie qu'ils sont liés à des phénomènes durables et sur lesquels les politiques économiques menées actuellement ne peuvent agir de manière efficace. F.N.H. : Comment se traduit l'échec de la résorption de ces deux déficits ? N. A. : Concrètement, analysons chacun des deux déficits en question. Revenons à ce qui détermine le déficit budgétaire pour un pays comme le Maroc qui, il faut le souligner, n'a pas de ressources naturelles susceptibles d'alimenter abondam-ment son budget. Aujourd'hui, l'essentiel des ressources du budget sont fiscales, puisqu'il n'y a pas d'autre manière de financer sainement le budget que par les ressources fiscales. Dans le cas d'un pays comme le Maroc donc, les ressources fiscales devraient couvrir 80 à 85% des dépenses du budget de l'Etat, du moins si l'on veut éviter un endettement toujours problématique. C'est ce ratio que je qualifie de «taux d'auto-suffisance fiscale», et qui rapporte simplement les recettes fiscales aux dépenses du budget général de l'Etat. A mon avis, c'est là l'indicateur clé. Or, analysé sur une longue période, l'on constate que ce ratio avait atteint 85% dans les années 90, mais depuis une dizaine d'années il s'est dan-gereusement dégradé, pour s'effondrer même à 58% dans la Loi de Finances 2015. Il est évident qu'avec un taux aussi bas, on ne peut échapper à l'endettement massif, néanmoins doublé de déficits conséquents. Et si j'insiste sur le fait qu'il s'agit d'un problème structurel qui n'est pas prêt d'être réglé, c'est parce qu'on ne remonte pas la pente d'un tel déclin des recettes fiscales à court terme, et surtout pas avec des mesu-rettes comme celles contenues dans les LF des dernières années. Les spécialistes savent bien que même si l'on réalise la meilleure des réformes fiscales possible, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui, il faudrait attendre plusieurs années avant qu'elle ne commence à produire ses effets escomptés, en termes de recettes sonnantes et trébuchantes dans le Trésor public. Quant à faire croire que la solution est du côté des dépenses, à baisser drastiquement à coup de cures d'austérité et de restrictions budgétaires de toute sorte, c'est cultiver beaucoup d'illusions, car chacun sait que les marges de manoeuvre à ce niveau sont limitées. Entre les salaires des fonctionnaires, le service de la dette, les subventions à la consommation, et les dépenses d'entretien incompressibles, on atteint vite des niveaux qui laissent très peu de marge d'action, à moins de puiser –comme on l'a déjà fait – dans les dépenses d'investissement, avec les conséquences que l'on sait sur la croissance, elle-même déjà insuffisante... Le vrai combat durable contre le déficit budgétaire est à mener au niveau des recettes, donc en dernier lieu au niveau de la fiscalité. C'est dire l'importance devenue tout à fait vitale d'une vraie réforme fiscale qui aille mobiliser les contributions là où elles existent... sachant que même une vraie réforme fiscale ne produira réellement des résultats tangibles qu'à moyen et long terme. En attendant, et faute des réformes qui s'imposent, il est illusoire et dérisoire de faire croire que cet équilibre macroéconomique-là peut être réglé. F.N.H. : Qu'en est-il de la balance des paiements ? N. A. : Là aussi, le problème majeur réside au niveau du commerce extérieur. Quand on est dans une situation où l'on exporte à peine la moitié de ce que l'on importe, il est clair que le problème ne réside pas seulement au niveau de telle hausse ou baisse des cours du pétrole ou d'autres denrées alimen-taires importées. Ceci est juste la partie visible de l'iceberg. Le fond du problème du déficit du commerce extérieur réside dans les défaillances et les carences de l'économie du pays, du tissu productif dont l'offre exportable n'est ni diversifiée ni compétitive. C'est au niveau des médiocres performances de l'agriculture, de l'industrie, des services, de l'artisanat, etc. qu'il faut aller chercher les contreperformances de notre com-merce extérieur. Certes, il y a d'autres facteurs que je quali-fierai d'aggravants, qui ajoutent des handicaps aux handicaps, tels les Accords de libre-échange, qui nous acculent à ouvrir notre marché aux importations alors que nous ne sommes pas en mesure d'exporter en conséquence. F.N.H. : Peut-on imaginer redresser l'équilibre de la balance des paiements sans de réelles réformes ? N. A. : Là aussi, on ne peut pas faire l'économie de réformes structurelles profondes de tous les secteurs et de toutes les chaînes de valeur concernés. Sachant que là aussi, personne ne peut imaginer que les meilleures des réformes sectorielles ne peuvent produire leurs effets que dans la durée. Et même à supposer qu'il y ait une volonté politique de conduire les réformes qui s'imposent (et qui nécessiterait une remise en cause radicale des plans sec-toriels actuels), tout cela prendra du temps, des années... Au total, on voit bien que les deux déficits en question (du budget et du commerce extérieur) ne sont au fond que des révélateurs de problèmes structurels autrement plus graves, le reflet des vrais maux ancrés dans l'économie et les finances du pays. F.N.H. : Lors d'une récente intervention à HEM Rabat, vous évoquiez la notion de gouvernance contre-productive. Dans quelle mesure la reddition des comptes contenue dans la Constitution permettra-t-elle de lever ce bouclier «gouvernance» ? N. A. : Une Loi organique des Finances ou une loi de règle-ment qui réalisent des progrès, c'est bien et toute avancée est la bienvenue pour plus de transparence. Mais je ne crois pas que cela suffira à régler les problèmes, parce que ceux-là sont à un niveau autrement plus important, celui de la Constitution. La Constitution de 2011 n'a rien changé au fond du problème de ce que vous appelez «gouvernance». Elle continue à décréter que les décisions de politiques publiques à caractère stratégique relèvent du Conseil de ministres, lequel est pré-sidé par le Roi. Dans le domaine de l'économie, il s'agit de l'essentiel : les plans sectoriels, les grands chantiers, les ALE, l'INDH... Le problème de fond est que le système en place ne permet pas de lier le pouvoir de décision à la responsabilité et à la reddition des comptes. Le Roi qui prend des décisions stratégiques qui engagent l'économie du pays et les conditions de vie de tout un chacun n'est, selon la Constitution même, comptable devant personne. Et lorsqu'une politique ou une stratégie échoue, la question du point de vue de la gouver-nance est incontournable : qui est responsable des choix faits ? Qui doit rendre compte, à qui et comment ? Soyons clair : il ne s'agit pas de se situer au niveau des personnes, mais plutôt des mécanismes et des institutions; ce sont ces dernières qui doivent mettre en place les méca-nismes appropriés permettant de légitimer les décisions, de clarifier les responsabilités, de rendre compte et, surtout, tirer les leçons de l'expérience (heureuse ou malheureuse) pour aller de l'avant. Or, nous ne disposons aujourd'hui ni des institutions ni des mécanismes pour cela. Autrement dit, il peut arriver, comme pour toute être humain, que le Roi fasse un choix qui ne soit pas heureux. Mais malheureusement, personne, ni au gouvernement, ni au Parlement ne peut se lever pour dire «Majesté, avec tout le respect que l'on vous doit, cela ne marche pas, il faut changer de politique». De sorte que, on peut être conscient d'un problème sans être en mesure de faire quoi que ce soit pour le résoudre. C'est cela la gouver-nance contreproductive...