Les actionnaires minoritaires des sociétés cotées ne savent plus à quel saint se vouer. Seule la culture du «chacun pour soi» règne en l'absence d'une association dédiée à leur cause. Les opérateurs du marché, la BVC et le CDVM, sont-ils responsables de la situation qu'endurent les petits porteurs au Maroc ? A l'issue de l'ouverture par la SNI du capital de Cosumar via une offre publique de vente (la demande de visa a été déposée il y a à peine une semaine auprès du CDVM), le flottant en Bourse de la sucrerie devrait atteindre 35%. Dans le jargon actionnarial, cette proportion a du sens dans la mesure où elle dépasse le seuil du tiers (33,33%), lequel confère à son détenteur (individuel ou collectif) le pouvoir de s'opposer à toute décision prise en assemblée générale extraordinaire, et ainsi à tout changement statutaire (augmentation de capital, transfert de siège, etc). En France par exemple, grâce à la minorité de blocage, les petits porteurs sont allés jusqu'à révoquer les administrateurs de bon nombre d'entreprises du Cac40. Au Maroc, il faut encore oser rêver pour assister à un scénario pareil. Les minoritaires restent le parent pauvre de la Bourse de Casablanca. Plusieurs facteurs appuient ce constat. D'abord, la notion du «flottant» est relative dans un marché dominé par les institutionnels, même si les petits porteurs détiennent 37% du capital d'une entreprise comme Addoha, ou bientôt 35% de Cosumar. La règle stipule que toute participation inférieure à 5% est considérée comme flottante, c'est-à-dire apte à circuler facilement sur le marché. Or, les compagnies d'assurances et les caisses de retraite, lorsqu'elles détiennent en fond de portefeuille 2 à 4% du capital d'une entreprise cotée, ont tendance à préserver leur placement sur le long terme. D'où l'importance de distinguer entre le flottant «théorique» et celui réel. Puis, qui va défendre les intérêts des minoritaires en l'absence d'une association dédiée à leur cause ? Au moment où l'on compte pas moins de 20 ONG spécialisées en France, c'est le vide total qui caractérise la situation chez les petits porteurs au Maroc. Depuis que l'Association marocaine de défense des actionnaires minoritaires (Amdam) a fermé boutique à l'issue de l'OPA de la BNDE lancée en 2003 à l'initiative de la CDG. Après avoir essuyé une perte colossale en Bourse, son président, Hassan Kettani, avait déserté le marché pour aller se concentrer sur son business immobilier. Et il n'est d'ailleurs pas le seul à tourner le dos à la Bourse (le nombre de détenteurs de comptes est passé de 174.018 à 106.674, soit une baisse de 40% entre 2009 et 2013, selon le dernier rapport annuel du CDVM). Le CDVM aux abonnés absents Mort-née, l'Amdam n'est plus qu'un souvenir et aucune autre structure n'a pu renouveler cette expérience. Qui devrait alors oeuvrer pour la création d'une association de ce type ? Naturellement, les yeux se fixent dans un premier temps sur la société gestionnaire de la Bourse qui a d'ailleurs apporté son aide lors de la création, en avril 2011, de l'Association marocaine des relations investisseurs (AMRI). Celle-ci, pour rappel, regroupe les responsables de l'information financière des sociétés du Masi et a pour objectif de pallier le déficit de communication entre les différents intervenants. «Notre mission consiste à gérer, promouvoir et veiller au bon fonctionnement du marché», nous explique un haut responsable au sein de la société gestionnaire. Et d'ajouter :«l'AMRI est une association d'émetteurs. Pour une association de petits porteurs, il se posera toujours la question de sa représentativité. Sa création doit être l'émanation d'initiatives individuelles». Le gendarme de la Bourse n'est pas exempt de tout reproche. Sa vocation consiste aussi à protéger les minoritaires, mais cette mission peine visiblement à se concrétiser sur le terrain. «Nous pensons que les sociétés cotées sont mieux protégées que les petits porteurs», estime Karim Yousfi, un expert-comptable mordu de la Bourse, l'un des rares investisseurs qui montent au créneau à chaque fois qu'on touche aux intérêts des minoritaires. «Je me porterais partie civile au tribunal de Fès contre les personnes poursuivies dans l'affaire CGI. Je suis actionnaire au même titre que l'Etat qui les a poursuivis», nous confie-t-il. Au milieu du premier trimestre 2013, son confrère basé à Agadir, Abderrazak Ellaji, avait marqué l'actualité en attaquant le CDVM au tribunal administratif de Rabat, l'accusant d'avoir violé la loi des offres publiques en dispensant l'actionnaire majoritaire du concessionnaire tunisien Ennakl de procéder à une offre publique d'achat. Où en est cette affaire? Que fait le CDVM pour protéger les minoritaires de la cote, en particulier dans le cas de la CGI ? Nos requêtes orales et écrites sont restées sans réponse, hélas ! L'ire des petits porteurs semble alors pleinement justifié face à un gendarme maîtrisant à fond le jeu de muets. En l'absence d'un cadre associatif légalement constitué, les minoritaires tentent de remplir le vide en se tournant vers les forums de discussion sur le net. Le plus visité d'entre-eux, «Forum Bourse de Casablanca», compte à ce jour plus de 3.600 membres. On y trouve tout ce dont ont besoin les petits porteurs : conseils, analyses, modules de formation, notes de recherche, etc. On dirait une association en mode virtuel si l'on se limite au seul aspect «sensibilisation». Quant à la dimension protectrice proprement dite, il faut avouer que le législateur marocain a fait preuve d'un excès de conservatisme. En effet, même s'il y avait des associations de défense des minoritaires, seules celles reconnues d'utilité publique pourraient ester en justice (loi sur la protection du consommateur). Désintérêt préjudiciable En attendant de voir un jour leurs intérêts suffisamment protégés, les petits porteurs sont appelés, eux aussi, à montrer de l'intérêt vis-à-vis des entreprises cotées. Sinon comment expliquer la présence de deux ou trois actionnaires individuels aux assemblées générales ordinaires de Maroc Telecom, au moment où le titre est détenu par plus de 130.000 personnes ? L'expérience de Karim Yousfi avec les AGO est encore plus édifiante. «Nous étions quatre minoritaires à avoir assisté à l'AGO de la SNEP en juin 2012 et nous avons failli l'annuler pour cause de vice de forme, car nous n'avions reçu les états de synthèse, le rapport de gestion et celui des commissaires aux comptes que la veille de l'AGO, au lieu de 15 jours avant», se souvient l'expert-comptable. Une année plus tard, l'homme s'est retrouvé seul face aux administrateurs de la CGI à l'occasion d'une AGO présidée par Anass Alami, DG de la CDG, et en présence de Ali Ghannam, DG de la CGI. «Même si je les ai déjà saisi en demandant leur tête pour non-respect de promesses engagées dans le business plan, j'avoue que j'ai été subtilement accueilli par les deux hommes», reconnaît le petit porteur Yousfi.