Vingt ans sont passés, presque jour pour jour, depuis que Jacques Berque est mort à Saint-Julien-en Born (Landes). C'était le 27 juin 1995 ! Peut-être que les nouvelles générations ignorent-elles jusqu'à son nom, alors que son héritage théorique, multidisciplinaire et diversifié, constitue l'un des apports majeurs de la pensée orientaliste. On aurait tort de le confiner à une seule sphère, notamment de l'islamologie qui, par ailleurs, restait aussi un de ses champs privilégiés. Jacques Berque, dans le sillage de Louis Massignon, était en effet le plus illustre orientaliste et par conséquent le penseur à «plusieurs casquettes», sa recherche recouvrant de manière transversale les problématiques des sociétés arabo-musulmanes. Elu Professeur au Collège de France en 1956, il fut le titulaire exclusif pendant vingt-cinq ans de la Chaire d'histoire sociale de l'Islam contemporain. Il avait formé des générations de jeunes intellectuels, chercheurs, universitaires devenus ses épigones. La carrière de Jacques Berque s'apparente à une étoile constellée, elle a épousé son époque : né en Algérie en juin 1910, soit deux ans avant l'instauration en mars 1912 du protectorat de la France au Maroc, il s'intéressa à l'étude de la Méditerranée et finira dans les années 30 par devenir l'explorateur des régions reculées au Maroc, notamment dans l'Atlas. Il devient en 1830 «Contrôleur civil» toujours dans le royaume, chargé du contrôle - on disait à l'époque «administration» par pudeur - des populations, composées de tribus, sous la vigilance des officiers de la «coloniale», des Affaires indigènes. Il n'avait pas vingt-cinq ans lorsqu'il rédigera les fameux «Pactes pastoraux des Beni Miskine», étude rigoureuse des aspects juridiques des pratiques coutumières de l'embauche en milieu rural. De cette étude, et de l'observation menée sous l'oeil d'un éthnogéographe, comme il disait, il retiendra l'absurde qui le conduira dix ans plus tard à en dénoncer la théorie, voire même la raison. La France universitaire, sorti des catacombes de la deuxième guerre mondiale, découvrira un autre front au sud de la Méditerranée. Il conçut son immense livre sur les tribus Saksawa, qui formera l'armature de sa thèse de doctorat à la Sorbonne sous le nom de «Structures sociales du Haut Atlas», soutenue en 1955. Intellectuel de gauche, engagé et militant même dans le sillage de Massignon et plus loin encore de Jaurès et, évidemment, de l'école saint-simonienne, il découvrira le «caractère contestataire de l'anthropologie sociale». Il en fera sa discipline qu'il enseignera à la VIème section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE), devenue plus tard l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et au Collège de France. Lorsque la France décide d'exiler par la force le Roi Mohammed V, le 20 août 1953, Jacques Berque est le tout premier à protester, mieux : il démissionne de son poste au Maroc et s'exile en Egypte. Des premiers livres jusqu'à ses derniers ouvrages de réflexion, il restera sans doute le dernier penseur du monde arabe.