Sara Erraissi, une jeune artiste qui se révèle dans un espace aussi secret que symbolique : l'atelier. Qu'elle pratique de la peinture, la musique ou toute autre chose encore, elle est saisie au travail dans son cocon de voluptés. Sara Erraissi me reçoit chez elle, à Dar Bouazza. Dans une pièce plus bohème que bourgeoise où cohabitent (entre autres) canapé, guitare... et beaucoup de livres. Adossés aux murs nus, des tableaux composés par la peintre font tapisserie. De temps en temps, Sara les enveloppe furtivement d'un regard attendri. Ils constituent sa fierté. Elle entretient avec son art une relation exclusive, allant jusqu'à s'éloigner de l'agitation du monde pour vivre, dans une quiétude solitaire, intensément sa passion. Les visites sont accordées avec parcimonie. Sara ne s'arrête de peindre que pour se plonger aussitôt dans les mots. La lecture et l'écriture sont ses autres passions dévoratrices. Elle s'y donne avec voracité insatiable et une frénésie compulsive (voletant de nouvelles en romans, de poésie en essais quand il s'agit de livres) à la recherche de ces nourritures spirituelles dont elle fut entichée. Elle est seule. Seule, c'est ainsi que la lady au teint lumineux et à l'image glamour construit sa carrière. Ou, du moins, en préservant son indépendance. Sara, qui fait de la musique depuis belle lurette (elle avait formé un groupe musical, avec ses amis, dont elle s'est proclamée la chanteuse attitrée), écrit ses chansons comme un journal intime. L'enfance, nous y voilà ! Une plaie béante que cette belle comme la vie décrit durement, à coup de mots-arêtes coupants, griffants et tranchants. Certes, son histoire n'est point celle, classique, de ces artistes talentueux dont l'enfance et la jeunesse ont été jalonnées par les privations. Quoiqu'il y ait quelque chose de gênant dans cette confidence offerte, crue et jaillissante. Mais incommensurablement émouvante, indéniablement édifiante. Le narcissisme n'est pas sa pente, ni donc la confession. Sara Erraissi, par ailleurs indécrottablement gouailleuse, pratique la pudeur avec méthode, dès qu'on l'aiguille sur le chapitre de sa vie ou de son œuvre, deux de ses jardins secrets. Cancre surdouée, elle réalise tôt son incompatibilité d'humeur avec le moule enseignant. Aux bancs inconfortables de l'école, elle ne faisait pas «un grand effort», malgré que la réussite scolaire s'attachait à ses pas. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle s'accommode de sa veine importune et poursuit, à son corps défendant, le cursus scolaire. Honte, dégoût des autres, indifférence, solitude. Tristesse infinie des petits matins de l'adolescence. Sara a beau s'agiter dans l'espoir éperdu que la «soif», qui meuble son existence, finira bien par prendre une forme. Au lieu de se montrer compréhensifs, ses parents, veillant au grain, remuent allègrement le couteau dans la plaie, en ne regardant pas l'art du bon œil. Sont-ils trop conscients des aléas du métier d'artiste ? Vision abaissante d'où découle une blessure dans le cœur sur laquelle les mots aimants glisseront sans jamais pénétrer. Ulcérée, Sara décide tout à trac de ne plus rester un jouet passif entre les mains de la fatalité et de devenir elle-même acteur de sa vie. Par quel miracle ? Celui de l'art. Discriminations. Sara Erraissi, 26 ans au compteur aujourd'hui, sait les discriminations depuis l'enfance, l'interdiction d'être soi, le rapport à cette violence qui est de ne pas avoir sa place dans le monde, car on ne vous laisse pas la trouver. Si elle ne veut pas que l'on définisse son travail artistique uniquement par le prisme de son statut de «femme», la radieuse et autodidacte a avant tout puisé son énergie dans le sentiment d'avoir été invisibilisée, comme cela peut arriver à beaucoup et à travers plein de formes de discrimination. Ce qui était pour la dilettante un exercice récréatif se mua en nécessité intérieure. Alors Sara, dans le dessein de parfaire son art, se mit à écumer et de s'arrimer aux galeries et musées. Seule, elle dessinait et parvenait à créer un univers à sa mesure. Une manière personnelle de conjurer son existence informe, en lui donnant forme. Elle expérimenta d'abord l'abstrait, ne le trouva pas à son goût, s'en libéra. «A un certain moment, j'ai ressenti le besoin de faire appel à mon imagination. Je me suis alors battue pour m'exprimer et me libérer… L'art était mon échappatoire», dit-elle. L'artiste jongle avec les doubles sens. Tout oscille dans ce qu'elle déploie, les poses de ses figures tracées paraissent témoigner d'un retrait, d'une pudeur, tout en flirtant avec la menace et le danger. C'est tout le double tranchant d'un univers de candeur qui règne là : le corps et ses multiples facettes, avec ce qui le caresse et l'étrangle. Les visages et les corps sont cernés de contours délicats, couverts de passages colorés, tracés d'un geste décidé, la peinture à l'huile imprègne les peaux, s'assument dans la beauté d'une intuition. Les cinq toiles accrochées reflètent des scènes intimistes. Des réalisations aux couleurs chaudes et froides, sourdes et vives, souvent irréelles, semblent préserver un secret. Le monde est figé, le temps suspendu. Mais le regard est aimanté. Il pénètre à l'intérieur des êtres. «Aussi bien que je décris la femme dans toutes ses nuances, je la défends. Je mets à nu son être et non pas son corps», répète-elle à satiété, comme pour éluder toute question trop intime. Des œuvres portées par l'ambition d'une artiste qui veut représenter la condition féminine par le désir, l'amour, l'émotion et comme l'écrivait Cendrars par la difficulté, au bout du chemin, «d'être un homme avec une femme». Nous, nous sommes tombés sous le charme envoûtant de cette peinture sortie du rang, et d'une insolente réjouissance. Les œuvres offertes à voir ne suffiraient pas à exprimer l'ampleur du talent de Sara, mais elles disent la passion d'une femme pour la couleur pure, et son plaisir contagieux à faire naître des éclairs d'une gravité chatoyante. Radical, personnel et antinormatif, le travail de Sara Erraissi a le pouvoir de révéler au grand jour les étrangetés insoupçonnées. Alchimiste de ladite étrangeté, Sara porte son regard là où on ne regarde généralement pas. Une belle forme d'engagement. Une ambition se situant loin, très loin, au-dessus de celles qui enfantent les croûtes vulgaires et bavardes, auxquelles nous avons généralement droit.