Entretien avec Najat Anouar, Présidente de l'Association Touche pas à mon enfant.
Propos recueillis par I.Z
La Quotidienne : Le Maroc a été secoué par le crime odieux du petit Adnane Bouchouf : viol et assassinat. Comment qualifiez-vous cet acte ?
Najat Anouar : Il y a en réalité deux crimes distincts dans cette tragédie : Le premier est le détournement de mineur suivi de sévices sexuels et le second est le meurtre. Si l'infanticide (le meurtre d'un enfant) reste extrêmement rare, les abus sexuels commis sur les mineurs sont beaucoup plus répandus qu'on ne pourrait le penser. Et ce fléau commence bien souvent à l'intérieur même du cercle familial : il est temps de mettre fin à cette loi du silence qui couvre depuis trop longtemps les crimes pédosexuels, de l'inceste à l'exploitation sexuelle organisée de mineurs, en appliquant des mesures fortes, à la fois sociales, éducatives, policières et juridiques.
-LQ: Êtes-vous d'accord que ce crime n'est que la partie émergée de l'iceberg et qu'il existe beaucoup de victimes comme «Adnane» ?
N.A : Oui, la plupart des affaires d'abus sexuels, lorsqu'elles sont traitées, c'est-à-dire lorsque les victimes osent porter plainte (ce qui représente une minorité !), restent dans les enceintes des commissariats ou au mieux des tribunaux, sans parvenir jusqu'à la presse. Mais la médiatisation de ces crimes est une façon de faire prendre conscience au grand public de l'ampleur des phénomènes de pédocriminalité qui gangrènent notre pays. Cela permet de mobiliser l'opinion publique et faire bouger les lignes auprès des institutions notamment.
-LQ : Depuis l'assassinat du petit Adnane, des voix se sont élevées pour la peine de mort. Partagez-vous cet avis ? Après tout, la mort rapide ne sera que facile pour le criminel-violeur ?
N.A : C'est un débat qui est sain car il est tout à fait humain, sous le coup de l'émotion, de vouloir rendre la justice ainsi de façon exclusive et radicale, pour l'exemple. Cependant, en tant que responsables engagés à long terme dans la protection de l'enfance, nous devons garder une vision d'ensemble et aller au-delà du simple spectacle de la peine capitale, en proposant des solutions de prévention et de thérapie viables, pour l'avenir et la santé de la société tout entière.
-LQ: - La pédophilie est devenue monnaie courante dans notre pays. Pour museler les pédophiles, n'est-il pas venu le temps d'adopter une nouvelle loi pour protéger les enfants ?
N.A : L'institution a souvent été trop complaisante concernant les abus sexuels et les crimes commis sur les mineurs. En témoigne la légèreté des peines réservées à certains pédocriminels, qui parfois s'en sortent par le simple arrangement financier avec les familles.
L'une des priorités est de s'attaquer au phénomène d'exploitation sexuelle de mineurs et de prostitution infantile, qu'on appelle aussi communément le "tourisme sexuel". Car malheureusement pour beaucoup, faute d'éducation ou de perspectives, l'argent est devenu la valeur sacrée qui est suffisant même à rémunérer la souffrance des uns et acheter le silence des autres. Mais les dégâts sur les victimes, individuellement et socialement, sont irréversibles et dévastateurs. Il est temps que tout cela change rapidement.
- LQ : Tanger a été de nouveau sous le choc après l'interpellation, samedi soir, le 12 septembre, d'un individu dans une autre affaire de détournement et tentative d'attentat à la pudeur sur un enfant de 11 ans dans un lieu public Notre société est-elle devenue malade à ce point ?
N.A : Cela a toujours existé, le fait est simplement qu'on ose davantage en parler. Et grâce à l'implication des médias notamment, les gens réalisent l'importance de la lutte contre la pédocriminalité. Aujourd'hui, avec le développement des nouvelles technologies et la généralisation de la « société numérique », nous assistons de plus en plus à des agressions ou tentatives d'agressions de ce type.
Les réseaux sociaux abritent de très nombreux prédateurs au mode opératoire bien rôdé. Par ailleurs, nous savons que les trafics de pornographie infantile se font depuis quelques années sur le dark web où les pédophiles avertis s'échangent des contenus produits par des réseaux d'exploitation sexuelle de mineurs des plus sordides.
- LQ : Vous êtes pour un système d'alerte pour enlèvement sur mineur. Pensez-vous que ce dispositif qui existe à l'international, pourrait fonctionner dans notre pays ?
- N.A : Oui, je le pense. En tout cas, il serait à mon sens très dissuasif. Lors d'un signalement de disparition inquiétante de mineur effectué auprès d'un commissariat, il s'agirait d'en aviser systématiquement le procureur général du Roi, qui donnerait ses instructions, avec l'accord de la famille, aux principaux médias (télévision, Internet, radio...). Ces derniers diffuseraient en continu ou à intervalles réguliers des messages ou des bandeaux d'alerte comportant toutes les informations nécessaires à l'identification de la victime (nom, description physique, vêtements, âge, signes particuliers, lieu présumé du rapt...) par la population, qui pourrait ainsi contacter les services de police spécialisés via une adresse mail ou une ligne téléphonique dédiée.
Pour prendre l'exemple de la France où ce dispositif a été mis en place dès 2006, il s'est avéré efficace dans la mesure où il a servi de vaste appel à témoins et a permis l'accélération des enquêtes de police. Parmi tous les cas signalés jusqu'à présent via ce système, 96% des enfants ont été retrouvés vivants. Suivant les affaires, il faut cependant mesurer au préalable la pertinence de la mise en place ou non du dispositif, d'où l'implication des familles dans la décision de son activation.
- LQ : Que de chemin parcouru depuis la création en 2004 de l'association «Touche pas à mon enfant». Parlez-nous de votre itinéraire qui est aussi un combat pour l'enfance ? Combien de cas de pédophilie ont été recensés depuis…
-N.A : Au milieu de ce drame que nous vivons et l'atrocité de cet acte, il est difficile de parler de soi- même ou de son passé même de militantisme. Il n'empêche qu'en résumé et depuis 2004, j'ai vécu des drames et des traumatismes ainsi que des victoires et des échecs comme tout militant d'une cause juste. Pour défendre nos enfants, il fallait et il faut toujours soutenir la petite victime et sa famille avec des avocats bénévoles et des pédopsychiatres généreux de leurs temps mais difficile à trouver.
Il fallait faire de la sensibilisation pour la prévention qui est essentiel pour atténuer ce phénomène de pédophilie et de pédo-tourisme. Notre ONG a organisé ou co-organisé ou seulement participé à des dizaines de congrès, forums, campagnes de sensibilisation dans des écoles ou quartiers, signé des dizaines de conventions avec des ministères, avec l'UNICEF ainsi que des organismes étatiques ou privés et même étrangers.
Notre ONG grâce au bénévolat d'artistes et acteurs de renommée et au soutien de producteurs et scénaristes à réaliser ou faire réaliser des courts-métrages pour réveiller la conscience des parents à être plus attentifs à la sécurité de leurs enfants. Mon parcours est celui d'une maman qui a assisté à des drames, et qui a assisté à l‘impuissance des familles devant la justice, devant la société et surtout devant le tabou. Je ne suis pas une femme à être au courant d'une exaction quelconque surtout sur un enfant et me retirer sur la pointe des pieds. Ce combat est difficile, mais au fil du temps nous avons obtenu certains résultats encourageants.
Nous avons été la première association dans le monde arabe à oser défier un sujet qui était considéré « hchouma». En parler était perdu d'avance. Mais nous avons gagné le réveil des consciences et la prise au sérieux du sujet par l'Etat, même si la partie n'est pas encore gagnée. Toute victoire obtenue sur un pédophile est notre rémunération pour les efforts bénévoles que fournissent les militants de l'ONG « touche pas à mon enfant », et nous rassure sur l'avenir de notre pays, de notre société et de nos institutions. Nous aspirons avec l'aide de tous les parents et l'Etat à abolir tout danger pédophile menaçant nos enfants. Nous y arriverons un jour inch Allah.