L'élargissement de l'assiette fiscale passe nécessairement par une lutte contre l'évasion fiscale et la trappe de certaines niches fiscales. Dans un tel contexte marqué par de fortes inégalités, aucune réforme fiscale digne de ce nom ne peut faire l'impasse sur un véritable impôt sur les grandes fortunes. Le premier jour où le gouvernement formulera une requête pour commencer à utiliser la ligne de crédit du FMI, on entrera inévitablement dans le «tunnel» de la conditionnalité. Najib Akesbi, économiste, professeur à l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, pointe du doigt les contre-performances fiscales et analyse la conjoncture économique actuelle. - Finances News Hebdo : Pour beaucoup d'analystes, renouer avec la croissance au Maroc se ferait à travers une réelle réforme fiscale. Comment, à votre avis, amorcer une telle réforme dans une période aussi délicate ? - Najib Akesbi : Nous avons en effet besoin d'une véritable réforme fiscale qui commence d'abord par réhabiliter l'impôt en tant que valeur et pratique citoyennes, et naturellement conjugue favorablement le rendement financier, l'efficacité économique et la justice fiscale. Il faut tout de même rappeler que ce qu'on a fait au cours des cinq dernières années était ce que j'appelle une contre-réforme fiscale dont on n'a pas fini de payer le prix. Quand vous baissez les taux supérieurs de l'impôt sur le revenu de 42 à 38% sur les tranches de revenus les plus élevés, vous offrez un cadeau aux plus favorisés qui réduit les ressources de l'Etat sans que cela produise les effets supposés positifs attendus dans l'économie. Ou encore lorsque vous baissez le taux de l'impôt sur les sociétés de 35 à 30%, tout en sachant que seule une poignée de grandes entreprises déjà très prospères en ont bénéficié pour amplifier encore plus leur profits, profits qu'elles se sont du reste hâtées de redistribuer à leurs actionnaires, nationaux ou même étrangers, là encore vous privez l'Etat de ressources sans qu'un tel «sacrifice» produise le moindre effet positif dans l'économie du pays. (Où sont les milliards d'investissements et les centaines de milliers d'emplois qu'on nous promettait ? Où sont les innombrables entreprises du secteur informel qui devaient rejoindre l'économie formelle ? Où est l'élargissement de l'assiette fiscale et où sont les recettes supplémentaires qui devaient en découler ?!...). Et que dire de cette scandaleuse mesure d'exonération des plus-values de fusion taillée sur-mesure pour permettre au holding royal ONA-SNI de procéder à sa restructuration tout en privant le Trésor public de plusieurs milliards de dirhams d'impôts ? Je pourrai multiplier encore des faits et des exemples précis qui montrent à quel point la politique fiscale conduite dans ce pays n'est pas seulement une politique de classe grotesque, mais par certains aspects passablement «masochiste» puisqu'elle a aussi privé inutilement l'Etat de ressources précieuses qui lui font cruellement défaut aujourd'hui. Et pendant ce temps, la grande majorité de la population croule sous le poids des impôts dits «indirects», par définition aveugles et donc arbitraires, d'autant plus lourds que les revenus sont faibles... Ceci étant, pour revenir à votre question, il est évident qu'une réforme fiscale dans le contexte actuel du Maroc ne peut être que globale, avec des objectifs clairs, lesquels ne peuvent que prendre le contrepied de ceux poursuivis jusqu'à présent. Je ne peux ici que me contenter de quelques idées fortes qui indiquent le sens vers lequel il faudrait aller. Ainsi, en ce qui concerne l'impôt sur les sociétés, ce à quoi il faut en priorité s'attaquer, c'est cette gigantesque évasion fiscale qui réduit l'assiette à une peau de chagrin, et aboutit à ce résultat consternant qui est que pas moins des deux tiers des entreprises déclarent des déficits, ce qui les met automatiquement en situation de ne même pas être concernées par un quelconque taux d'imposition, qu'il soit faible ou élevé ! Il faut donc repenser totalement les règles et le processus de détermination du résultat imposable, avec le souci majeur de faire la chasse aux innombrables niches fiscales aussi contreproductives que ruineuses, aux mille et une possibilités de fraude ou d'évasion fiscales permises par des textes qui ont de toute évidence fait leur temps... Là réside un vrai élargissement de l'assiette fiscale. - F. N. H. : Qu'en est-il de l'impôt sur le revenu ? - N. A. : L'impôt actuel est tout sauf un impôt «général» sur le revenu, puisque quasiment chaque catégorie de revenu est soumise à un traitement fiscal et donc un taux d'imposition spécifique. En particulier, la plupart des revenus et des profits fonciers et financiers échappent au barème général et bénéficient de taux spécifiques et «libératoires» faibles (10 à 20%, contre un barème général allant de 10 à 38%). Un tel privilège en faveur de cette matière fiscale n'est ni économiquement justifié ni socialement acceptable. Il faudrait donc soumettre tous les revenus de quelque nature qu'ils soient au même barème général de l'impôt sur le revenu, ce qui ne serait, soit dit en passant, qu'un retour à l'esprit et à la lettre de cet impôt : à revenu égal, impôt égal... Pour sa part, le barème de l'IR devrait, certes, être repensé dans le sens d'une meilleure progressivité, sachant que l'actuelle progressivité est «régressive» puisqu'elle est surtout forte au niveau des bas et moyens revenus, et faible voire nulle au niveau des hauts revenus... C'est au demeurant la tendance qui est en train de s'affirmer un peu partout dans le monde, après les folies néolibérales des années 80 et 90 du siècle passé. Alors qu'en France, il est question d'un taux marginal de 75%, au Maroc il ne serait pas déraisonnable de relever le taux supérieur de 38 à 50% à partir d'un niveau de revenu à déterminer. Il faudrait donc augmenter sensiblement les taux pour les très hauts revenus, atténuer ceux applicables aux revenus faibles et moyens, et relever le seuil de non imposition pour dispenser les très bas revenus de cette contribution fiscale. - F. N. H. : On avait évoqué l'institution d'un impôt sur les grosses fortunes, puis plus rien ... - N. A. : J'y arrive, justement ! Dans le Maroc d'aujourd'hui, avec les inégalités qui le caractérisent, aucune réforme fiscale digne de ce nom ne peut faire l'impasse sur un véritable impôt sur les grandes fortunes. Ce serait à tout le moins une expression minimale de civisme et de solidarité de la part des grands fortunés de ce pays. J'ai d'ailleurs pour ma part proposé –dans un ouvrage collectif qui paraîtra très prochainement- un système hybride qui emprunte à la fois à la Zakat et à l'impôt sur les grandes fortunes conventionnel (je l'appelle d'ailleurs Zakat sur les grandes fortunes...). En tout cas, il faut savoir qu'un impôt sur le capital a, certes, des vertus politiques, sociales, financières, mais aussi et peut-être surtout économiques puisqu'il oblige un détenteur d'un capital improductif à le mobiliser pour en dégager un rendement permettant de faire face à l'impôt (autrement, d'impôt sur le capital, l'impôt deviendrait un impôt en capital...). Au Maroc, quand on connaît l'ampleur de ce «capital qui dort» à des fins spéculatives évidentes, qu'il s'agisse, à titre d'exemple, des terrains nus en plein milieu urbain ou des méga-immeubles achevés et maintenus vides (alors que par ailleurs la crise du logement bat son plein), on mesure l'intérêt économique d'un tel impôt au Maroc. - F. N. H. : En évoquant l'équité sociale comme l'une des vertus de l'impôt et en attendant que nous soit dévoilé le contenu du projet de régionalisation, comment peut-on mettre en place une fiscalité régionale sachant qu'il y a des régions plus aisées que d'autres ? - N. A. : Sur ce point, il est utile de rappeler que la fiscalité est l'un des meilleurs indicateurs d'une véritable décentralisation. Vous pouvez faire les meilleurs discours possibles sur vos ambitions décentralisatrices, ils ne seront crédibles que lorsqu'ils se traduiront sur le terrain de la fiscalité (et plus généralement des finances publiques) par une réelle «descente» du pouvoir de décision au niveau des localités et des régions. Tant qu'on n'a pas décentralisé le «nerf de la guerre» que sont les finances, comme c'est encore le cas aujourd'hui, le discours sur la décentralisation reste du bavardage ! Donc, théoriquement, une vraie décentralisation au niveau des régions implique de décentraliser également les systèmes fiscaux et, par là, laisser aux régions et à leurs élus une capacité de conception et de mise en œuvre d'une fiscalité adaptée à leurs réalités. Seulement, force est de reconnaître que c'est plus facile à dire qu'à faire ! En effet, une telle ambition nécessite la réunion de plusieurs conditions essentielles, notamment d'avoir des capacités en termes de ressources humaines conséquentes, des systèmes de représentation légitimes, des systèmes de gouvernance efficients... on en est malheureusement encore loin aujourd'hui. - F. N. H. : Que faire alors pour arriver progressivement à une réelle décentralisation où la prise de décision, du moins une partie, se fera au niveau de la région ? - N. A. : On peut tout de même commencer le processus, même lentement et progressivement. Entre l'idéal visé et le système hypercentralisé actuel, il y a des marges d'action qui peuvent être exploitées rapidement, notamment en commençant par décentraliser l'actuelle fiscalité locale ! Savez-vous que la taxe professionnelle comme la taxe d'habitation, à titre d'exemple, continuent aujourd'hui d'être gérées à plus de 90% par les administrations centrales ?! Il en résulte que les instances locales et régionales se sentent totalement déresponsabilisées en la matière, et cela n'est ni sain, ni efficace, ni équitable... A tout le moins, je crois qu'il est possible aujourd'hui de donner plus de pouvoirs aux Conseils communaux, aux Conseils régionaux, en matière de détermination de l'assiette imposable, de taux d'imposition, d'administration des impôts locaux... Par ailleurs, dans un pays où les inégalités entre les régions sont si criantes, il me semble indispensable de développer «la solidarité interrégionale», notamment à travers des systèmes de péréquation et des fonds de solidarité avec des moyens et surtout des prérogatives autrement plus importantes que celles prévues dans le projet actuel de régionalisation dite avancée... - F. N. H. : En attendant, il y a la question de l'octroi au Maroc par le FMI d'une ligne de précaution et de liquidité. Pour certains, c'est un signe de confiance en la stabilité du pays, pour d'autres cela ressemble à un certain programme de réajustement structurel encore vif dans la mémoire des Marocains. Quelle est votre propre lecture de cette actualité ? - N. A. : Pour moi, le FMI, comme la BM restent avant tout des banques ! C'est trivial, mais cela ne fait pas de mal de le rappeler en pareille circonstance. Cela veut dire que, au-delà du verbiage sur le «développement» et la «bonne gouvernance», ce sont des institutions financières soucieuses de placer leurs fonds dans les meilleures conditions de rentabilité et de sécurité possibles, notamment dans les pays qui restent, pour l'instant, relativement solvables. Et le Maroc est, de ce point de vue, un «client» encore relativement intéressant... Il faut savoir que les programmes d'ajustement structurels des années 80 avaient tellement marqué les esprits et traumatisé les opinions publiques que plus aucun homme politique ne veut en entendre parler, même s'il sait parfaitement qu'au-delà des appellations, le contenu de ces politiques n'a pas beaucoup changé et qu'il sera acculé à les mettre en œuvre, du moins dans ce qu'elles ont d'essentiel. Les responsables politiques ont donc surtout besoin d'un nouvel habillage pour faire croire à autre chose, tout en faisant la même chose ! De son côté, le FMI aussi a besoin de vendre ses «produits financiers» en donnant l'illusion de renouveler la gamme de ses produits, avec un nouveau packaging... C'est du marketing sans plus, c'est de «la Com» ! Et donc on ne parle plus de ligne de crédit d'ajustement structurel, mais on va lui trouver une nouvelle appellation, plus soft, plus rassurante du genre «ligne de précaution et de liquidité», à n'utiliser qu'en cas de besoin... - F. N. H. : Donc, pour vous, il s'agit d'un PAS même si on ne le nomme pas ? - N. A. : Je m'explique : il s'agit d'un nouveau packaging pour vendre des produits financiers aux Etats en permettant à leurs hommes politiques de les vendre à leur tour à leurs opinions publiques avec un discours qui évite autant que possible de leur rappeler de mauvais souvenirs... Pour le FMI, c'est tout bénéfice, d'autant plus que même la simple «mise à disposition» n'est pas gratuite, mais grassement rémunérée ! - F. N. H. : C'est une sorte de facilité de caisse pour un Etat ? - N. A. : A la différence près que si un individu le fait à son échelle, ça le regarde puisque c'est lui qui décide et assume les conséquences de ses décisions, alors qu'en l'occurrence il s'agit d'un Etat et, au-delà, d'une population à laquelle personne n'a demandé son avis, alors que c'est elle qui paie en définitive la facture. De toute façon, vous ne tarderez pas à le constater, cette ligne de crédit sera utilisée pour la simple raison que tous les «fondamentaux» de la crise financière annoncée sont à l'œuvre : côté ressources, baisse de la part des recettes fiscales dans le financement des dépenses de l'Etat, endettement inquiétant, tarissement des recettes des privatisations... Côté dépenses, hausse continue de la masse salariale, gouffre de la Caisse de compensation, service alourdi de la dette, investissements d'infrastructure improductifs, bombe à retardement des caisses de retraite... sans parler de l'impact du déficit de la balance des paiements et de l'effondrement des réserves de change... Voilà, tout est là ! Tous les ingrédients d'une crise des finances publiques d'une ampleur telle qu'on ne voit pas comment le gouvernement pourrait se passer de puiser dans cette ligne de crédit mise à sa disposition par le FMI, sans du reste que cela soit suffisant pour le tirer d'affaire; mais ceci est une autre affaire ! En tout cas, c'est là qu'il faut revenir aux conditions de cette ligne de crédit, autrement dit aux conditionnalités si caractéristiques des politiques d'ajustement structurels. Appelez-le comme vous voulez, mais connaissez-vous une banque qui vous donne un crédit sans s'assurer que vous allez être en mesure de le rembourser ? Là est l'essentiel à comprendre pour ne pas se laisser berner par les discours trompeurs. Déjà, le gouvernement a envoyé au FMI une «lettre d'intention» où il prend des engagements en termes de politiques publiques. Et de toute façon le premier jour où le gouvernement formulera une requête pour commencer à utiliser cette ligne de crédit, inévitablement on entrera dans le «tunnel» de la conditionnalité : d'une manière ou d'une autre, le gouvernement devra appliquer une politique économique et financière qui lui sera dictée par ses créanciers et, ce jour là, il perdra encore un peu plus de sa souveraineté, si tant est qu'il ait jamais été vraiment souverain en la matière... Dossier réalisé par S. E. & I. B.