Lorsque la crise a démarré en Grèce, le taux d'employabilité dépôts/crédit était de 103%. On disait qu'il n'y avait pas de crédit crunch. Les banques resserrent l'octroi des crédits à des secteurs en difficulté. Il faut mettre en place des mesures incitatives et transparentes afin que la machine se mette en marche. Si les mesures préconisées actuellement par BAM apportent les fruits escomptés, elles risquent de ne pas suffire si le déficit augmente encore. Mohamed Agoumi, président de Financing Access Maroc, spécialisée dans le financement des entreprises, craint, à défaut de mesures claires et concrètes, que le déficit de liquidité atteigne des proportions alarmantes. * Finances News Hebdo : Le resserrement des conditions d'octroi de crédit se fait de plus en plus sentir ; quels sont les principaux critères sur lesquels se base la banque pour refuser le crédit à une entité donnée ? * Mohamed Agoumi : Les banques ont du mal à prêter dans des secteurs en difficulté tels que le tourisme, le textile-habillement, l'immobilier où dans des régions où des promoteurs sont plus en difficulté que d'autres. Il y a le transport maritime qui, lui aussi, est en situation délicate avec l'affaire Comarit. Donc, il y a beaucoup de secteurs qui sont en panne aujourd'hui. Et à ces secteurs-là, les banques ne sont pas disposées à prêter de l'argent. Les banques refusent généralement l'octroi de crédit à une entreprise relevant d'un secteur en difficulté. En termes de chiffres, elles se basent sur le niveau d'impayés par activité. Dans le tourisme, par exemple, il y a beaucoup d'établissements en difficulté, ce qui fait que les banques hésitent beaucoup à prêter aux hôtels. Si on prend le textile, les banques se disent que vu la crise européenne, la demande est très faible. Donc, c'est un secteur qui souffre, d'autant plus si on ajoute la concurrence de la Chine. Le problème du transport maritime est un problème de concurrence avec l'Espagne. En ce qui concerne l'immobilier, pour tout ce qui est balnéaire, les banques ne veulent plus prêter parce qu'il y a une surcapacité dans ce créneau. Marrakech est complètement à l'arrêt. On ne trouvera pas une banque qui prêtera un sou à un promoteur dans la ville ocre. Et d'ailleurs, les promoteurs n'arrivent pas à vendre. Personnellement, ce que je crains par-dessus tout, c'est qu'il y ait un phénomène de cascade. Parce qu'imaginons un promoteur immobilier qui a des affaires à Marrakech et ailleurs. Si on le met «en faillite» à Marrakech parce qu'il a des impayés, alors il y a le risque de contagion. Ceci laisse prédire qu'il ne trouvera pas une banque qui pourra lui financer son programme de logement social à Agadir ou ailleurs. En résumé, ce que je crains, c'est cet effet-là, où la machine s'emballe : les banques n'ayant plus beaucoup d'argent à prêter, des secteurs en difficulté, des impayés qui s'accumulent et un effet de contagion qui fait que les banques prêtent de moins en moins parce que les entreprises sont moins solvables. * F. N. H. : Aujourd'hui, le taux d'employabilité des dépôts en crédits oscille vers 106% ; quelle lecture en faites-vous ? * M. A. : J'ai fait un petit calcul de coin de table en regardant la progression des crédits et celle des dépôts sur les dix dernières années. Si on continue à ce rythme-là, on aura dans cinq ans à peu près 300 Mds de DH de déficit. Aujourd'hui, nous en sommes à 40 milliards, donc c'est quasiment 10 fois le montant d'aujourd'hui en déficit de crédit. C'est ce que j'appelle le crédit Crunch, c'est à dire qu'il arrive un moment où la capacité de Bank Al-Maghrib à prêter aux banques n'est plus suffisante pour couvrir le gap entre la progression des crédits et celle des dépôts. Les dépôts progressent en gros à une moyenne de 5% et les crédits à 10%. Donc, la seule façon de retrouver le matching c'est de diminuer les crédits. Lorsqu'on ne trouve plus d'argent auprès de BAM, on revient en arrière et on prête moins. * F. N. H. : Dans ce cas de figure, quelle est l'alternative à exploiter sachant que notre réglementation ne nous permet pas de disposer de produits alternatifs sophistiqués à même d'accompagner le Maroc dans ses ambitions ? * M. A. : Je pense qu'il y a plusieurs pistes : la première est d'abord au niveau des entreprises elles-mêmes. Aujourd'hui, le niveau des fonds propres des entreprises est très insuffisant. Il m'arrive assez régulièrement d'avoir des dossiers dans lesquels l'entrepreneur met 10% et la banque 90% pour le financement d'un projet. Je trouve que ce n'est pas acceptable. Cela veut dire que celui qui prend le plus de risques ce n'est pas celui qui pilote le projet, mais celui qui le finance. Il arrive un moment où cette équation ne marche plus. Le second point c'est qu'il faut que les entrepreneurs amènent eux-mêmes plus d'argent, mais il faut également créer des fonds d'amorçage pour des affaires nouvelles ou des fonds de développement pour les anciennes et qu'ils mettent ces fonds propres dans l'affaire. Le but de ces fonds n'est pas de racheter des actions de l'entrepreneur, mais de mettre de l'argent frais dans l'affaire. Cela est malheureusement très insuffisamment développé au Maroc. Il y a des entreprises en agroalimentaire où si l'entrepreneur trouve 40 MDH, il pourrait augmenter son chiffre d'affaires de 200 MDH. Je trouve que c'est dommage, sachant que l'agroalimentaire est un secteur qui dispose de beaucoup de potentialités dans une économie comme la nôtre et ses capacités d'exportations sont énormes. J'ai lu récemment que la France est en train de préparer une croissance énorme de production de tout ce qui est poulet, dinde… Pourquoi ? Parce qu'il y a une demande des pays arabes (Libye, Tunisie, Egypte) qui est absolument colossale. Aujourd'hui, on estime déjà que le déficit est de 10% par rapport à la capacité de marché. Cela veut dire que dans un an ou deux la demande pour ces produits à l'export va augmenter. C'est le moment opportun de mettre en place des structures d'exportation de ce type de produits. En l'occurrence, l'entrepreneur dont je vous parle a la possibilité d'avoir un marché en Libye. Pourquoi ne pas encourager ces gens-là en mettant des fonds propres à leur disposition afin de permettre à l'affaire de se refinancer ? * F. N. H. : Sinon, par rapport aux mesures prises par la Banque centrale pour remédier au problème de la liquidité. Quel est votre commentaire ? * M. A. : Je pense que la Banque centrale fait correctement son travail. Dans une période où il y a une insuffisance de ressources, elle a ouvert les vannes pour prêter plus d'argent aux banques afin qu'elles puissent à leur tour prêter au tissu économique national. Mais le seul problème c'est qu' à 40 Mds de DH, elle peut y arriver. Mais à 400 Mds de DH, elle n'a aucune chance d'y arriver à moins d'aller chercher l'argent à l'extérieur. Or, aujourd'hui, en l'état actuel du monde, c'est très compliqué d'aller chercher le financement à l'étranger. * F. N. H. : Justement, la BCE vient de prêter encore 529 Mds d'euros à 800 établissements bancaires pour éviter l'étranglement des crédits à l'économie ? * M. A. : Quand la crise grecque a démarré, j'étais en charge du dossier de la banque Emporiki qui était une filiale du Crédit Agricole. Au démarrage de la crise, le taux d'employabilité dépôts/crédits était de 103% et on disait qu'il n'y a pas de crédit crunch en Grèce. La grande différence entre la Grèce et le Maroc, c'est que la Grèce est dans la zone Euro et qu'il y a des créanciers qui sont capables d'abandonner 107 Mds d'euros à la Grèce. Au Maroc, on ne peut compter que sur nous-mêmes. Cela veut dire qu'il faut qu'on trouve les moyens pour financer l'économie à l'intérieur du Maroc. Et donc c'est grâce à des mesures incitatives que l'on pourra arriver à générer les ressources nécessaires pour le développement. * F. N. H. : Si on revient aux produits dérivés comme alternative, d'aucuns considèrent qu'un meilleur dosage entre la réglementation et l'ingénierie financière est la solution idoine. Est-ce que vous partagez cet avis ? * M. A. : Je pense que c'est une affaire très sérieuse. Il est incontestable que dans l'économie moderne, on ne peut pas se passer de produits dérivés. En ce qui me concerne, je pense qu'il existe deux choses qui sont essentielles pour le Maroc, à court terme. D'une part, c'est le développement de la titrisation parce que c'est une manière de ramener de l'argent vers le système bancaire. La seconde chose est la libéralisation de change parce que penser que l'on peut faire des produits dérivés dans un système de change contrôlé c'est du rêve pur. Ou bien on va faire des pseudo produits. La fonction des produits dérivés est de couvrir les risques. Or, quels sont les risques d'aujourd'hui ? Si on prend le risque de crédit, on peut le couvrir en partie par la titrisation. Il y a le risque de change qu'on ne peut couvrir que lorsqu'on est dans un régime où la convertibilité du Dirham est totale. Par rapport à cela, il faut commencer en gros à apprendre comment marchent les produits dérivés. L'expérience récente a montré que les marchés de gré à gré sont extrêmement dangereux. Donc, il faut des marchés avec de la cotation. Pour qu'il y ait de la cotation, il faut qu'il y ait du nombre. Et pour qu'il y ait du nombre, il faut que le nombre de professionnels qui accèdent à ce marché soit beaucoup plus important que les professionnels qui accèdent aujourd'hui à la Bourse. * F. N. H. : Est-ce que vous pensez que l'économie marocaine dispose de fondamentaux solides qui lui permettent un régime où la convertibilité du DH est totale ? * M. A. : Je crois que tout le monde s'accorde à dire qu'il y a eu énormément de fuite de capitaux, et ce malgré le contrôle de change. Baladez-vous à Paris et vous allez vous apercevoir que le nombre de Marocains propriétaires d'immobilier est très important. Cet argent a été enlevé au système financier marocain. La seule façon de redonner confiance est de libéraliser progressivement la convertibilité du DH. On ne peut pas vivre dans le monde moderne avec un système de change contrôlé. Si l'entrepreneur sait qu'il peut sortir de l'argent quand il veut, le fait de faire rentrer de l'argent ne lui pose pas problème. Il me semble qu'un système de convertibilité est de nature à ramener beaucoup plus de capitaux vers le pays. Notre problème aujourd'hui n'est pas le fait que notre économie n'est pas solide pour nous permettre une convertibilité totale, c'est que nous importons beaucoup plus par rapport à ce que nous exportons. C'est là notre vrai problème auquel il faut trouver les voies et moyens pour le résoudre. Il faut trouver des secteurs dans lesquels nous sommes les plus forts mondialement. Nous importons de l'énergie, des intrants qui sont indispensables à notre production. Donc, dire qu'on va importer moins est un leurre. La seule voie est donc d'encourager l'export. La quasi-totalité des marchés sont libres, d'où la nécessité d'augmenter le volume de nos exportations. Nous sommes en pleine mondialisation, sauf que nous nous appuyons sur des béquilles. * F. N. H. : Du côté des pouvoirs publics, quelle est leur marge de manœuvre pour remédier à tout cela ? * M. A. : Il y a trois mesures simples à mettre en place. La première est d'avoir une amnistie fiscale sur le passé, avec une exonération d'IS sur trois ou quatre ans pour toutes les entreprises réalisant un chiffre d'affaires inférieur à 20 MDH. Je serais curieux de connaître le montant qu'encaisse l'Etat au titre de ces entreprises. Cela doit être dérisoire parce que tout le monde cache tout. Donc, autant que ce soit clair et transparent. Cette mesure aura un impact direct sur les recettes générées par la TVA. La seconde mesure est que toutes les entreprises, au lieu de distribuer leurs bénéfices, les mettent en réserves en vue d'augmenter les capitaux propres. Elles doivent donc bénéficier d'une exonération des bénéfices mis en réserve. La troisième est d'avoir un taux d'impôt qui diminue avec le montant des exportations. Cela veut dire que plus le pourcentage du chiffre d'affaires exporté augmente, plus l'impôt diminue. Ce sont des mesures que les pouvoirs publics peuvent, à mon sens, mettre rapidement en pratique et qui peuvent coûter peu au budget de l'Etat. * F. N. H. : Reste que parfois la fiscalité à elle seule n'est pas suffisante. Si on prend les produits d'épargne longue (PEL, PEE, PEA), on remarque qu'en dépit des incitations fiscales, ces produits n'ont pas suscité beaucoup d'intérêt. * M. A. : Ce que j'ai observé, c'est que les mesures fiscales lorsqu'elles sont destinées aux particuliers n'ont quasiment aucun impact. Parce qu'on n'est pas encore dans une économie où les gens ont tellement d'argent à épargner qu'ils vont se poser la question : quel est l'investissement qui me rapporte le plus ? Le raisonnement ne dépend pas du choix entre les produits. Par contre, lorsque vous appliquez des mesures fiscales en faveur des entreprises, le débat est complètement différent. Mais encore faut-il que les mesures soient claires et transparentes. Je crois beaucoup en des mesures symboliques rapides qui marquent les esprits. Pages réalisées par S. E. & I. B.