Pour Noureddine El Aoufi, professeur d'économie à l'Université Mohammed V de Rabat, membre Résident de l'Académie Hassan II des sciences et techniques, président de l'Association marocaine des sciences économiques (AMSE), directeur fondateur du Laboratoire d'économie du développement (www.ledmaroc.ma) il n'y a pas de modèle universel, prêt-à-porter.
Finances News Hebdo : Le discours royal a mis l'accent sur la nécessité de la refonte du modèle économique tel qu'il est actuellement basé sur la demande intérieure. Ne pensez-vous pas que le Maroc a, néanmoins, réalisé une transformation de son modèle à travers l'industrialisation, l'émergence de nouveaux métiers mondiaux, l'essor technologique, etc.?
Noureddine El Aoufi : Soyons clairs. Etablir aujourd'hui un constat d'échec du «modèle» (j'insiste sur les guillemets) de développement à l'œuvre, ne signifie pas qu'il faille, pour autant, faire table rase et s'évertuer à inventer un modèle alternatif. Les politiques économiques menées jusqu'ici n'ont pas été sans effets, sans conséquences, elles ont produit des irréversibilités et créé ce qu'on appelle, dans le jargon, une «dépendance du chemin». Par conséquent, les ruptures radicales ont un coût qui peut être incommensurable. L'héritage remonte, pour ce qui concerne du moins certains processus structurels, à l'Indépendance, voire au Protectorat. L'essentiel de la base industrielle dont s'est doté le Maroc fut le résultat des premiers Plans de développement nationaux, en particulier le Plan 1960-1964 (voir encadré). Il n'est pas inutile de revenir aux débats des années 1960-70 relatifs à l'alternative industrialisation lourde versus industrialisation légère. L'Algérie ayant opté, à l'époque, en faveur de la première variante, le Maroc pour la seconde, les deux choix vont déboucher, on le sait aujourd'hui, sur un «optimum de second rang» et, in fine, sur des situations d'involution. Le développement n'est ni unaire, ni binaire, mais c'est un processus complexe, multidimensionnel, composite, cumulatif. C'est aussi un processus évolutionnaire, se faisant par apprentissages successifs. Vous faites allusion au Plan émergence et à la Politique d'accélération industrielle, on peut évoquer aussi les autres plans, programmes, chantiers ou visions (Maroc Vert, Plan énergétique, Halieutis, Maroc Numéric, etc.). Ce sont des plans sectoriels pour des équilibres partiels, qui créent peu de liens intersectoriels et génèrent de faibles «externalités positives». En revanche, le développement vise l'équilibre général, ce qui exige une conception holistique, matricielle et coordonnée des stratégies de développement. Dès lors, loin d'être un gadget ou une technique dépassée, la planification stratégique est au cœur des politiques de développement, sans elle il n'y a guère de vision, guère de tableau de bord, le pilotage de l'économie se faisant à vau-l'eau, au gré des aléas du marché et des volatilités liées à la conjoncture. La planification stratégique c'est non seulement le «design» de la politique du développement et sa grammaire, c'est aussi son principe procédural, la condition de sa faisabilité. Avec la planification stratégique, le développement devient pragmatique.
F.N.H. : Justement, dans quelle mesure la mise en cohérence de tous ces chantiers peut-elle contribuer à dessiner les contours d'un modèle de croissance et de développement efficient ?
N. E. A. : Aujourd'hui, on assiste à un méli-mélo de projets et de programmes avec des objectifs qui tirent à hue et à dia. L'incohérence temporelle des politiques mises en œuvre est patente : le court terme s'y trouve en dissonance flagrante et permanente avec le long terme. A maintes reprises, le Roi a souligné les biais de convergence qui sont liés aux défauts de coordination et aux dysfonctionnements de la gouvernance avec les résultats inattendus que des observateurs de la vingt-cinquième heure feignent tout juste de découvrir. Pourquoi cette incapacité à mettre en correspondance l'ensemble des réformes ? Qu'est-ce qui explique l'écart entre les objectifs et les moyens, les investissements et les rendements, les coûts et les performances ?
"Lorsque les décisions sont prises, ce qui est souvent le cas, sur la base de l'expertise technocratique internationale, institutionnelle et/ou privée, il ne faut pas s'étonner des «ratés du développement», des «effets pervers» et des captations du «ruissellement»"
Toutes ces questions renvoient, encore une fois, à la conception du développement, au «modèle» sous-jacent aux réformes. Lorsque les décisions sont prises, ce qui est souvent le cas, sur la base de l'expertise technocratique internationale, institutionnelle et/ou privée, il ne faut pas s'étonner des «ratés du développement», des «effets pervers» et des captations du «ruissellement». Le développement est, en effet, une affaire trop importante pour en confier la définition à l'expertocratie, qui plus est étrangère. L'élaboration d'une stratégie du développement national doit procéder d'une démarche compréhensive, empathique que seules les parties prenantes, c'est-à-dire les différentes composantes de la nation (cadres de l'administration, académiciens, chercheurs, experts publics, partis politiques, syndicats, société civile, etc.) ont les qualités requises et la légitimité nécessaire pour le faire comme il se doit. C'est cette approche démocratique, participative, constructiviste, fondée sur des choix théoriques et méthodologiques appropriés, qui doit prévaloir de l'amont vers l'aval, pour entériner le «nouveau consensus national» qui s'est dégagé ces dernières années autour des principes d'efficience économique, de qualité des institutions, de transparence, de responsabilité, de justice sociale, d'inclusion, de solidarité, de durabilité. Loin d'être exclusifs, tous ces principes, qui trouvent, dans notre pays, une résonance à la fois sociale, culturelle et historique, doivent être mobilisés, en même temps, pour promouvoir, dans une dialectique qui relie et intègre (selon une terminologie due à Paul Ricoeur), un processus vertueux de développement endogène, cumulatif et autocentré.
F.N.H. : Pour repenser le développement, beaucoup estiment que cela passe par la qualité des institutions mais aussi par le rôle régalien de l'Etat. Dans cette aspiration à un nouveau modèle économique, quelle place de l'Etat et de son mode d'intervention ?
N. E. A. : L'Etat est l'agent principal du développement, c'est une leçon importante de l'histoire longue. La Constitution de 2011 recontextualise le rôle de l'Etat en termes stratégiques et polarise ses modes d'intervention autour du «droit au développement». De ce point de vue, force est de constater que l'engagement de l'Etat sur ce sentier reste inhibé pour plusieurs raisons. Je me limiterai à une seule de ces raisons pour faire vite : le développement exige une verticalité du mode de développement et de sa régulation par l'Etat. Or, en dépit du flou constitutionnel, la double structure exécutive permet de distinguer, au-delà des fonctions régaliennes classiques de l'Etat, deux niveaux. Le premier est le niveau stratégique qui est un niveau holistique. Il concerne le mode de développement, lequel englobe ce qu'on pourrait appeler les invariants du développement, c'est-à-dire l'ensemble des principes qui s'inscrivent dans le long terme et sur lesquels il faut, au préalable, un consensus national : cadre institutionnel, planification stratégique, satisfaction des besoins de la population en éducation, santé, logement et emploi, infrastructures, industrie de base, sécurité alimentaire, stabilité macroéconomique, efficience économique, justice sociale, inclusion, savoir, innovation, recherche et développement, etc. C'est à ce niveau que le cap est fixé, la vision définie et que sont déterminées et planifiées les grandes options, les priorités et que sont identifiées les ressources. Comme il s'agit d'objectifs stratégiques de long terme, seule une démarche participative et délibérative est de nature à favoriser l'adhésion et la mobilisation de la population autour de la vision et à lui octroyer une base de légitimité. Le second niveau est celui des politiques dédiées à la mise en œuvre, au cours du mandat gouvernemental, du régime de croissance : politique budgétaire, monétaire, fiscale, programmation des investissements et des incitations, organisation de la concurrence, gestion des services publics, etc. Ce niveau n'est pas moins décisif dans la mesure où c'est le gouvernement qui donne de l'effectivité aux choix stratégiques et qui traduit les objectifs dans le quotidien des gens. Par conséquent, l'action du gouvernement ne doit pas être en discordance par rapport aux choix stratégiques. Elle doit réaliser, de façon constante, les appariements et les ajustements nécessaires entre les objectifs et les moyens.
F.N.H. : Aujourd'hui, comment les priorités du développement se hiérarchisent elles : croissance, équité sociale, qualité des institutions, régionalisation avancée ?
N. E. A. : S'il faut dire d'un mot la finalité du développement, c'est le bien-être pour l'ensemble de la population, en particulier pour les catégories défavorisées. Au sein de l'économie moderne, la production de richesse, matérielle et immatérielle, est davantage fonction de la qualité du capital humain, du potentiel en termes d'innovation, de l'état des droits. L'éducation, la santé de base, le logement et l'emploi forment non seulement le socle irréductible de biens premiers (au sens de la théorie de la justice), mais c'est aussi et surtout la voie vers le bien-être général et le principe procédural du développement auto-entretenu.
"L'efficience ne va pas sans équité, les inégalités sont un frein et la qualité des institutions constitue, on le sait depuis Ibn Khaldûn, une condition de la civilisation matérielle"
La croissance économique est induite par ce socle de priorités. L'efficience ne va pas sans équité, les inégalités sont un frein et la qualité des institutions constitue, on le sait depuis Ibn Khaldûn, une condition de la civilisation matérielle. La démocratie, la bonne gouvernance, la confiance, la participation sont ce que Abdelaziz Belal appelle les «acteurs non économiques du développement». Le développement doit donc «marcher sur ses deux jambes» : d'une part, les grands programmes sectoriels, les autoroutes, la LGV, la transition écologique. De l'autre, la «couverture des coûts de l'homme» (François Perroux), le renforcement des capacités humaines, l'inclusion, etc., autant de besoins stratégiques que, théoriquement, l'INDH a vocation à satisfaire. Une «bonne initiative» qui, on peut le déplorer, a été réduite dans sa substance par de «mauvaises pratiques».
F.N.H. : Et la régionalisation avancée ? Quelle place dans le développement ?
N. E. A. : Il faut repenser le mode du développement dans une optique tenant compte de la géographie variable qui caractérise le Maroc. Le design territorial doit combiner un double dispositif : - Un dispositif générique englobant les principes stratégiques du mode du développement qui doivent se décliner de façon transversale sur l'ensemble des territoires. Le dispositif doit articuler les modalités «Top down» (politiques générales) et «Bottom-up» (interventions ciblées). Les premières sont justifiées, notamment pour certains secteurs (infrastructures, transport, logistique), par l'importance des coûts fixes et des effets multiplicatifs des investissements. - Un dispositif dédié comportant des stratégies spécifiques et plus ciblées en fonction des niveaux de développement atteints par une région et des besoins prioritaires des populations. Participant d'un même agencement global, les dispositifs dédiés doivent correspondre aux exigences spécifiques (locales et régionales) du développement. Ils peuvent aussi concerner les formes que recouvre le concept d'«économie sociale et solidaire». L'INDH pourrait constituer, à cet égard, une base expérimentale permettant de porter à un niveau plus holistique, à grande échelle la logique transversale et de faire de la démarche de type «Bottom-up» un principe de conception et de gestion des politiques de développement local. Le projet de «régionalisation avancée» offre, sous les conditions que je viens d'évoquer, l'opportunité de condenser le mode de développement national dans le cadre d'une gouvernance publique décentralisée et participative.
F.N.H. : Comment le secteur privé, les marchés financier et monétaire peuvent-ils contribuer à l'émergence d'un nouveau modèle apte à répondre aux besoins des citoyens ?
N. E. A. : Comme je l'ai suggéré dans mes réponses précédentes, l'élaboration d'une stratégie du développement national doit être l'affaire de tous. C'est une œuvre collective. L'engagement de l'Etat ne saurait être exclusif du rôle complémentaire incombant au secteur privé. Outre la création de richesses, l'entreprise moderne contribue à la régulation du rapport salarial, à l'organisation des relations professionnelles et à l'innovation sociale. Les nouvelles normes de production (emploi qualifié, compétences, travail décent) sont convergentes avec les objectifs du développement humain et inclusif.
"L'engagement de l'Etat ne saurait être exclusif du rôle complémentaire incombant au secteur privé. Outre la création de richesses, l'entreprise moderne contribue à la régulation du rapport salarial, à l'organisation des relations professionnelles et à l'innovation sociale"
Les opportunités associées à ces objectifs constituent pour l'entreprise privée un facteur d'impulsion. En même temps, l'investissement par l'entreprise dans la valorisation du capital humain, en amont et en aval du système éducatif, contribue à performer le mode du développement.
F.N.H. : Certains pays ont pu, en l'espace de quelques décennies, rejoindre le cercle des pays émergents. Dans ce sens, de quel modèle pouvons-nous nous inspirer ?
N. E. A. : Je serai très bref sur cette question qui mérite un développement beaucoup plus ample. J'ai essayé, tout au long de cet entretien, d'éviter de parler de modèle de développement. Dans mon esprit, il n'y a pas de modèle universel, prêt-à-porter. En revanche, il y a des expériences spécifiques, des trajectoires nationales, des «récits» de développement dont on peut s'inspirer.
"La voie chinoise me semble, à maints égards, la voie à méditer. Elle a su conjuguer de façon pertinente et originale les objectifs essentiels du développement dans une combinatoire raisonnable et pragmatique pilotée par l'Etat, donnant sa place au marché, tout en le tenant dans sa place"
Le Maroc doit frayer sa propre voie. Cette voie est déjà donnée par l'histoire du pays, il serait irréaliste de ne pas en tenir compte. Mais nul déterminisme ne doit interdire d'opérer les bifurcations, les infléchissements et les ajustements nécessaires. Le développement est l'objet par excellence de l'économie politique. En l'occurrence, la voie chinoise me semble, à maints égards, la voie à méditer. Elle a su conjuguer de façon pertinente et originale les objectifs essentiels du développement dans une combinatoire raisonnable et pragmatique pilotée par l'Etat, donnant sa place au marché, tout en le tenant dans sa place. Les performances économiques qui font d'elle aujourd'hui une puissance planétaire ne se sont pas faites au détriment d'une protection sociale tout aussi inclusive. La Chine n'a jamais rompu avec la planification stratégique qui lui permet de reconfigurer le développement en opérant la transition écologique à grande échelle. La voie chinoise préfigure la voie mondiale de demain. ■
Propos recueillis par S. Bouhrara & S. Es-siari
Choix économiques du Maroc : Rappel historique «On peut soutenir que les limites de ce qu'on appelle le «modèle» marocain actuel tiennent, en grande partie, à la conception des politiques de développement, c'est-à-dire aux «expériences de pensée» qui les fondent. En économie, notamment, les théories ne sont ni neutres, ni objectives. Elles participent souvent d'un parti pris théorique, traduit en choix politique. Le Maroc a opté dès l'indépendance pour un modèle libéral de développement en opérant une bifurcation par rapport à la stratégie de développement contenue dans le Plan quinquennal 1960-1964 élaboré sous le gouvernement Abdallah Ibrahim. Les réformes qui ont été entreprises par la suite s'inscrivent toutes, sans exception, dans cette logique libérale, le programme d'ajustement structurel de 1983 constituant dans cette trajectoire un point d'inflexion avec changement de concavité. Par conséquent, s'il faut aujourd'hui désigner un «coupable», au plan théorique, des dégâts et des gâchis, notamment au plan social, qui ont été pointés du doigt, c'est du côté du modèle standard qu'il faut chercher. Depuis l'indépendance, le Maroc applique de façon constante les «recettes» des institutions financières internationales, ces dernières ne peuvent dès lors, sans indécence, s'exonérer d'une part de responsabilité dans l'échec du «modèle» qu'elles «recommandent» et vendent avec force conditionnalités sonnantes et trébuchantes. Faut-il sortir de ces «sentiers battus» et explorer de nouvelles «expériences de pensée» ? La réponse est oui, si l'on veut considérer l'intérêt national avant toute chose. La prise en compte de l'intérêt national, qui est l'enjeu primordial, invite à adopter, ici et maintenant, une démarche réflexive eu égard aux «modèles» standards, prêts à porter, pour lesquels les pouvoirs publics semblent éprouver une préférence intrinsèque, presque un «désir mimétique» au sens de René Girard. Persévérer dans la «pensée unique» relève, suite au dernier discours royal, d'un phénomène d'aveuglement coupable». ■