Le souk apportait aussi des divertissements merveilleux, qui laissaient de fortes empreintes et balayaient les angoisses et les tristesses dont le poids énorme terrasse l'individu et le précipite dans un abîme sans fond. C'était un véritable théâtre en plein air, sans les artifices des décors ou d'effets spéciaux, gratuit ou tout comme, que de talentueux artistes animaient, pour réconforter les âmes perdues et récupérer celles, qui succombaient à leurs mélancolies. Ils avaient le don de communiquer en public qui restait suspendu à leurs jongleries ou leur verve, faisaient œuvre de comédiens ou de chroniqueurs, formés par l'école de la vie. Les gens se rassemblaient autour d'eux et s'entassaient, accroupis aux premières loges, debout, aux deux dernières. Ils formaient une ronde et restaient là des heures, écoutant avec émotion ou observant avec émerveillement les manières plaisantes ou austères. Là, un charmeur, le Aissaoui, qui était drapé de bandes d'étoffes bigarrées rouges et vertes, soufflait un fifre et faisait danser un serpent à sornettes, qui rampait, dressait son envergure et rampait de nouveau. Un autre prenait dans ses mains le reptile hideux et froid dont les yeux brillaient intensément et dont la langue sortait et entrait par intermittence, puis il le rapprochait de son visage et le mettait audacieusement autour de son cou. Le serpent redescendait, humblement soumis et allait se cacher dans un panier d'alfa que refermait aussitôt le maître par un couvercle. Les spectateurs qui avaient le souffle coupé pendant la séance d'ensorcellement s'exclamaient enfin extasiés et une pluie de Dourou (sous) tombait dans une assiette que faisait tourner l'artiste, admiré de tous. Plus loin, l'arracheur de dents connaissait la même audience : les patients, qui geignaient, se succédaient entre ses mains et se tenaient recroquevillés. Il louait Dieu, marmonnait un grimoire, callait la molaire cariée entre un fil de cuivre très fort qu'il tirait de toutes ses forces. Celle-ci résistait et le patient, qui suait à grande eau, aurait aimé crier de toutes ses forces le mal qu'il endurait, mais se retenait par un stupide orgueil. L'arracheur ne s'avouait jamais vaincu, reprenait l'opération et, miracle, il exposait à tous la molaire extraite. Le patient, qui sentait sa tête exploser, payait grassement avec un sourire difficilement perceptible sur son visage. Un autre personnage bruyant et bavard vantait les vertus curatives de ses talismans, de ses plantes rares contre les rhumatismes et l'impuissance sexuelle. Il jurait par tous les santons que cette baraka lui fut léguée par ses aïeux ascétiques. Les vieux l'assiégeaient littéralement, heureux de récupérer de la vigueur musculaire et de se sentir hommes de nouveau, à la suite d'une long sevrage. Ils déboursaient sans marchander, plutôt timides. La sagesse populaire prenait aussi sa place et le maître à penser tenait du personnage bouffon et pamphlétaire. Il était gros et débonnaire, très loquace. Il bougeait et marchait plus que nécessaire dans la piste, interpellait les uns et les autres, faisait des moues plaisantes, raillait les individus honnis dans la société, battait son petit tambourin circulaire et s'arrêtait pour dispenser ses satires ou ses moqueries, quand il pressentait que le public était dans l'engouement et l'hilarité excessive : « Ah ! Quelle époque ! La trotteuse de la montre tourne à l'envers. La mule met bas et le zèbre braie. Le soleil est couché et les crapauds se montrent. De vils gens vont au rapport, visages cachés par le pan de leur burnous, remplissent leurs poches de sous sales gagnés à la faveur des calomnies. Des idiots dressent des réquisitoires contre leurs anciens seigneurs. Quel Malheur ! Les gens de grande tente sont devenus des fellahs, les fellahs se convertissent en Khamès (ouvriers agricoles). Celui qui était blâmé se gonfle et monte ses ergots comme un coq de basse cour. » Il n'avait pas tôt fini que des applaudissements vifs et chaleureux scandaient et des sous dégringolaient dans le pan de sa gandoura. Ses spectateurs étaient heureux de le voir vilipender publiquement les mouchards, le caïd et tous ces individus tentés de basculer de l'autre côté. Les cris de détresse de la Nation résonnaient au grand jour parmi les foules qui les écoutaient, par la voix d'hommes braves et fervents, dévoués corps et âmes à sa cause. C'étaient les Meddah (aèdes) ! Ils sillonnaient infatigablement le pays et chantaient leurs complaintes aux souks hebdomadaires des villes et des villages, se souciant en dernière priorité de leurs familles et de leur subsistance. Ils étaient par centaines, par milliers à faire de cette unique voie leur gagne pain, par devoir à la patrie meurtrie, par devoir à la religion sans cesse attaquée par les laïcisants. Ils venaient, accompagnés de joueur de flûte et de batteur de tambour dont la musique illustrait leurs poésies qui abordaient tous les thèmes. Ils se retrouvaient souvent plus de deux poètes dans un même endroit, cela ne les gênait point, mais les enchantait, convaincus que la fortune est départie par le Très Haut. Le flûtiste joua un air triste et poignant, accompagné par des frappes douces ou vibrantes du tambour et les spectateurs furent dominés par un silence stoïque : les visages s'imprégnèrent de mélancolie, la nostalgie assiégea leurs âmes et le poète chanta sa première complainte : « Libérez la fureur de vos cœurs tourmentés ! L'audace vit en vous jusqu'à la fin des temps. Le fusil, le sabre sont votre liberté Allumez la poudre ô guerriers d'antan ! Gronde le tonnerre et s'abat la foudre ! Ton courroux est plus vif, pourfends ton ennemi Laisse-le paniquer, pousse-le à geindre La terre fertile, récolte ton semis L'heure annoncée par l'oracle pointera Seuls de gros nuages cachent notre soleil Le messie justicier parmi nous surgira Notre moisson sera faite de vermeil L'Allemand a vaincu le Roumi à Sedan. Son déclin a sonné, sa fin est proche Prépare le bûcher, le brasier ardent Fête l'évènement, allume les torches. »
Le meddah communiquait avec les consciences et les maintenait en état d'éveil permanent. Il n'était pas le troubadour solitaire et soupirant sous la fenêtre de sa bien aimée, mais le poète des foules, amoureux de sa patrie qu'il protégeait par sa verve enflammée, son engagement politique inébranlable. Il mesurait l'opinion et s'ingéniait à la rendre toujours plus forte, plus franche. Il était aussi le pamphlétaire et dénonçait la politique imposée par le conquérant : « Voyez-le débarquer grossier et fanfaron, Ouverts tous azimuts en terre conquise Cynique et brutal, malingre et sans le rond Le savoir indigent, riche en sottises Il accourt au trésor gardé par le Français Qui tient fusil en main, disposé à tuer Il tient ce qu'il ne pût arracher par le passé Par l'armée d'Aragon, hardiment renvoyée. Il vient le matin, les habits vieillis Le soir, c'est la mue, il est en costume Le destin l'a servi ! Le Français l'a servi, Lui offrit le gîte et le pain en prime Il renie sa souche, oublie son propre nom : Espagnol, puis Français, Algérien, se dit-il Maître du terroir qu'il reçut en don La haine dans son cœur, mesquin et combien vil. »
Il s'abreuvait des racines profondes de sa nation, y puisait de nouvelles forces, s'éprouvait de nostalgie du passé glorieux auquel il déclamait y appartenir, redonnait confiance aux indigènes qui trouvaient en lui des repères existentiels dont ils tiraient de la fierté : « Souviens-toi de Cordoue, Mecque de l'Occident Brillamment élevée au cœur des confessions, Où prêchaient religion des santons très ardents Venus de l'Orient en grandes processions Capitale du Maghreb qui régna sur l'Empire Au service de l'homme, par amour du prochain. Le foyer du savoir, centre des lumières. Toujours présent, le verbe commenté du Roi Saint De brousses naquirent les vergers généreux Qu'irriguait l'eau douce, drainée par aqueduc De marbre, s'élevaient ses palais somptueux D'herbes et de sciences naquit la clinique Souviens-toi de Cordoue, l'age d'or de l'Islam Ton génie rayonna sur d'obscurs univers Tu es l'enfant béni, non un triste quidam Ton arbre est vivant, ton jardin toujours vert. »
Des douleurs ressenties jusqu'au profond de l'âme ! Des cris du cœur déchirants et angoissants ! Le passé, le présent, le futur se confondaient en ces instants sublimes de réminiscence, de militantisme et de l'espérance. Le temps découvrait ses trois dimensions, aussi fortes les unes que les autres, qui se croisaient et indiquaient le chemin de la liberté, qui rappelaient les constances de l'insoumission et de la fierté, qui tendaient la main aux brebis galeuses. L'âme poétique fine, qui leur était commune, transperçait le rideau de fer, ouvrait les horizons, montrait la nature éphémère de la domination, invitait à la nécessité de se réformer pour réoccuper leur place de sujet agissant et incontournable dans cet univers. Cette race du défi restait vivante, malgré les méthodes d'extermination ; elle ne mourrait jamais, élue par Dieu pour diffuser la justice, la tolérance et l'humanisme, car pour elle l'être vivant est sacré. Que l'on ne s'étonne point : dans cette même période, la capitale du Maroc, Fez, avait un hôpital pour soigner les cigognes malades ou blessées. Les vieux, les jeunes, les adolescents se reconnaissaient et s'individualisaient à tous ces personnages historiques de l'Islam qui changèrent la face du monde et brisèrent les chaînes des opprimés, s'évertuèrent à édifier une civilisation humaine durable, en développant les sciences grecques négligées par Rome, intégrèrent dans les rapports sociaux la morale contenue dans Le Coran. Ils demandaient à entendre de plus en plus de poésies populaires sur les preux chevaliers, le Khalife Sidna Ali, Hamza, l'oncle paternel du prophète et premier martyr de l'Islam ou encore Antar de la Jahylia (époque païenne ). Plus que les autres spectateurs, Hamza fut prodigue à l'égard du Meddah. Il lui donna dix sous pour lui-même et pour son ami Ali. Il pensa que c'était peu pour avoir fait vibrer ses sens. Tout son argent de poche, que lui offrait Fatima ou Hadj Maamar, était dépensé pour ces prestations culturelles qui le faisaient croître précocement et l'éloignaient des jeux et loisirs d'enfants. Il se voyait adulte et il lui semblait que c'était le moment d'agir en conséquence et de s'affranchir un peu de l'autorité parentale, sans se révolter cependant. Il rencontrait moins de compréhension avec sa mère et plus de tolérance avec son père. Elle avait une âme extrêmement sensible et il la ménag