Mohammed Benahmed, Directeur des grands projets au Fonds d'équipement communal (FEC) nous livre son évaluation qualitative du bilan et des perspectives liées à la gouvernance contractuelle des services publics au Maroc, et aux leviers d'action que les villes peuvent mobiliser pour capitaliser au mieux sur les expériences de concessions, particulièrement dans le champ des services urbains. Ecoactu.ma : Le Maroc a une vieille tradition de gestion déléguée qui date du début du siècle dernier... Quelle lecture qualitative peut-on faire des réalisations dans le cadre de ce modèle depuis 20 ans ? Mohammed Benahmed : Face à l'endettement qui grevait sérieusement les capacités de financement de l'Etat et pour soulager les finances publiques, l'Etat et les collectivités publiques se sont tournés, dès les années 90, vers le secteur privé national et étranger pour restructurer l'économie nationale et développer des services publics qui nécessitaient la mobilisation de capitaux importants et un savoir-faire des métiers qui était jusqu'alors difficilement accessible, ouvrant la voie à la dynamique portée par les partenariats entre les secteurs public et privé. C'est ainsi que d'importants contrats de gestion déléguée ont été conclus entre les collectivités publiques et des opérateurs privés internationaux dans divers secteurs structurants : transport urbain, eau, électricité et assainissement liquide à Casablanca, Rabat et Tanger-Tétouan, centrale électrique à Jorf Lasfar, parc éolien à Koudia Blanco à Tétouan, construction et exploitation d'axes autoroutiers à la Société des Autoroutes du Maroc, concessions portuaires, notamment le mégaprojet Tanger Med, collecte et traitement de déchets ménagers dans la majorité des grandes et moyennes villes, traitement des eaux usées, gestion des réseaux d'éclairage public, etc. L'originalité de ce concept réside dans le fait qu'il emprunte les avantages d'efficacité que procure la gestion privée tout en sauvegardant l'intérêt public des usagers, grâce à la maîtrise éminente que l'autorité délégante conserve du service et aux contrôles auxquels le délégataire est présumé être soumis. Cependant, l'étendue du développement de la gestion déléguée à travers le monde et l'éventail des domaines d'application qu'elle couvre ne va pas sans susciter des inquiétudes et des réticences et conduire à s'interroger aujourd'hui sur le choix de règles de gouvernance à mettre en place dans une optique de transparence des procédures publiques de mise en concurrence et de clarification des relations liant les différents acteurs au stade de la dévolution des contrats et pendant la période d'exploitation. Et pour cause, des échecs emblématiques, enregistrés dans les pays industrialisés comme dans les pays en développement, ont contribué à forger l'image d'arrangements opaques, excessivement favorables aux intérêts privés. Cet instrument a été parfois victime de son succès, un certain nombre « d'affaires », ayant fait la prospérité de groupes industriels qui se sont parfois laissés aller à des abus avec la complicité des pouvoirs publics, ont conduit à jeter l'opprobre sur ce mode de gestion malgré les nombreux avantages évidents qu'il offre. En dépit de ces critiques, force est de reconnaitre que cet instrument a permis à plusieurs villes, grâce aux capitaux et au savoir-faire injectés, de rénover les réseaux de services urbains, de se doter de nouveaux équipements collectifs dans des conditions hors de portée de leurs moyens techniques et financiers propres, et de professionnaliser la gestion de ces secteurs qui ont pendant longtemps souffert du sous-investissement, de dysfonctionnements et de défaillances notables d'exploitation et de maintenance. Comment voyez-vous l'évolution du modèle marocain de gestion déléguée, à la lumière de cette lecture ? Aujourd'hui, le mécontentement récurrent des usagers-citoyens vis-à-vis de la gestion déléguée est la meilleure illustration de l'essoufflement de ce modèle, à cause notamment des tarifs de consommation jugés exorbitants par rapport à leur pouvoir d'achat, en particulier des services de distribution d'eau et d'électricité. L'autorité délégante doit rester maîtresse de son patrimoine et de son investissement et fixer la tarification en tenant compte de ce pouvoir d'achat et en faisant jouer la péréquation entre les services excédentaires (électricité, eau) et ceux structurellement déficitaires, notamment l'assainissement et le transport urbain. L'évolution du modèle de gestion déléguée devrait désormais s'opérer avec moins de recours à l'investissement financé par le privé et davantage d'exigences sur l'amélioration rapide des performances et de la qualité grâce à une gestion intelligente et résiliente des services (rationalisation des consommations d'eau et d'électricité, rehaussement du rendement des réseaux, régularité et sécurité du transport et de la propreté, économie sur la facture énergétique de l'éclairage public, efficacité et rapidité de traitement des réclamations, modernisation de la relation avec les usagers, réduction des files d'attente...etc). Aujourd'hui, la priorité est le savoir et le savoir-faire que l'opérateur doit apporter, ce qui suppose le transfert de compétences, la formation des cadres aux fonctions opérationnelles et de management stratégique, la mise en place de nouvelles technologies performantes pour l'optimisation de la gestion. Cela milite en faveur de la tendance à l'œuvre de création de sociétés de développement local avec une approche qui consiste à séparer les composantes de l'investissement et de l'exploitation, respectivement à travers une société de patrimoine chargée de la réalisation des équipements dans le cadre d'un mandat de maîtrise d'ouvrage déléguée, et une société en charge de l'exploitation, impliquant notamment, dans son tour de table, des opérateurs privés nationaux ou internationaux susceptibles d'apporter leur expertise technologique et leur savoir-faire des métiers. Dans cette configuration, la personne publique assume ses responsabilités en matière d'élaboration des politiques sectorielles dans un cadre légal et réglementaire préétabli, de participation au financement des investissements de premier établissement et de renouvellement des installations, et de définition, via des dispositifs de régulation, de la politique de tarification dans une logique de péréquation permettant un accès équitable de toutes les catégories d'usagers aux services concernés, y compris ceux les plus démunis. Le respect de l'application des textes législatifs et réglementaires, la protection des intérêts des différents acteurs (collectivités territoriales, usagers, entreprises, société civile...) ainsi que l'arbitrage des conflits éventuels sont alors possiblement assurés plus facilement sous la responsabilité d'une ou de plusieurs autorités compétentes de régulation qui veillent également au développement efficace et durable des différents secteurs. Attardons-nous sur l'asymétrie d'information et le déficit de contrôle exercé par la personne publique qui seraient des facteurs d'essoufflement de ce modèle : Quels sont les enjeux de cette situation ? Avec le transfert de gestion, l'Etat ne démissionne pas, mais au contraire, il se recentre sur ses missions essentielles, à savoir construire la vision à long terme, définir les stratégies, planifier et réguler et libérer les énergies des collectivités publiques, en les déchargeant de services relevant de leurs compétences sur des entités publiques ou privées, distinctes d'elles, mais qu'elles peuvent et doivent contrôler. Une plus grande connaissance des modes de gestion, des procédures, des clauses et de leurs conséquences permet de mieux évaluer, à court et à moyen termes, les retombées d'une signature qui engage la collectivité toute entière pour de nombreuses années. Par conséquent, la passation d'un contrat de gestion déléguée implique de la part de la collectivité délégante une attention toute particulière, à la fois en amont de la conclusion de ce contrat, pendant sa vie et à son terme, pour s'assurer du succès de ce choix de ce mode de gouvernance et d'organisation. Or, l'une des critiques les plus contemporaines faites à la gestion déléguée est d'assister à un déséquilibre et une asymétrie d'informations et de compétences entre les autorités délégantes et les opérateurs qui sont forts de leur expertise juridique et de leur savoir-faire technique des métiers, ce qui peut souvent se traduire par une sorte « d'abandon » de service public au détriment de l'intérêt général. Par ailleurs, du fait de leur incomplétude, ces contrats ne peuvent prévoir tous les scénarii possibles et doivent donc être adaptés en cas de perturbation de l'équilibre économique ; cette incomplétude laisse la place à de possibles comportements stratégiques qui peuvent se refléter dans des renégociations coûteuses et non justifiées d'un point de vue social, d'autant plus que celles-ci sont généralement bilatérales et n'impliquent pas les consommateurs et les citoyens. Mais, dans la réalité, le contrôle constitue le maillon faible de tous les contrats de gestion déléguée : le faible taux d'encadrement des collectivités ne permet pas de relever ce défi convenablement et le système de rémunération n'est pas suffisamment compétitif pour attirer des compétences juridiques et financières qui font particulièrement défaut. Plusieurs dysfonctionnements des gestions déléguées ont été relevés par les instances de contrôle exercé par l'Etat, suscitant, ces dernières années, le mécontentement des élus dans certaines villes : la faiblesse, voire l'absence de la planification en matière d'investissement, les retards d'investissement à cause de l'annulation unilatérale par les délégataires de certains projets programmés, notamment en matière d'assainissement, la réaffectation de ressources financières mobilisées pour combler les besoins en fond de roulement. Une grande partie de ces dysfonctionnements pourrait être évitée si l'information de l'autorité délégante et des usagers était développée et si un véritable contrôle des délégataires était convenablement exercé. Quelles sont selon vous les mesures qui sont de nature à pallier ces dysfonctionnements et pérenniser la relation contractuelle entre les partenaires, particulièrement en ce qui concerne les services urbains ? Une première solution potentielle suggérée pour pallier les contraintes susmentionnées réside dans la bonne volonté des parties à réviser leurs engagements et à adapter de manière efficace les contrats au cours de renégociations bilatérales, un « bon vouloir« qui tient au fait que les acteurs ont plus à perdre en ayant un comportement opportuniste qu'en ayant une véritable attitude coopérative. La tentation opportuniste de l'opérateur se trouve alors pondérée par le souci de préserver sa réputation, son intérêt à développer une relation durable sur le long terme, d'adopter des pratiques publiquement soutenables et socialement responsables, de fournir un travail de qualité en fixant les résultats à des niveaux raisonnables et d'être en mesure de dégager des cash-flows uniquement à partir de l'optimisation de l'exploitation. Dans le même temps, l'enjeu pour l'autorité publique de s'investir dans la relation avec l'opérateur tout au long de la vie du contrat est, à ce titre, d'autant plus crucial qu'elle demeure toujours responsable du bon fonctionnement du service et redevable vis-à-vis des citoyens-usagers et/ou contribuables qui en sont les bénéficiaires, et aussi les principaux refinanceurs. La sauvegarde des intérêts de ces derniers doit privilégier le contrôle rigoureux et efficace du contrat au niveau de ses multiples dimensions juridique, technique, financière, comptable, fiscale et de la qualité de service. En revanche, il faut préciser que le contrôle n'est pas une fin en soi et ne signifie pas une surveillance constante et excessive de l'opérateur, au risque de l'étouffer au détriment de la bonne exécution du service, de son développement ou de l'amélioration de la qualité. Trop de contrôle tu le contrôle, l'autorité délégante doit définir une stratégie et un programme périodique de contrôle mettant l'accent sur les priorités pour une période donnée, telles que la conformité des installations en période de construction, l'évolution globale du prix du service et de sa qualité au regard d'indicateurs financiers et techniques de performance en période d'exploitation, la rentabilité du contrat, l'état de maintenance des ouvrages et des biens de retour au cours des dernières années du contrat...etc. A cet effet, il est recommandé de mettre en place de véritables pôles sectoriels de compétentes en la matière, notamment au niveau régional, qui sont juridiquement responsables du suivi des performances des services délégués et du contrôle des engagements contractuels de l'opérateur en matière d'investissements, sur les plans comptable, financier, juridique, technique et fiscal, et au travers d'une analyse pertinente des différents comptes rendus et des rapports du délégataire. Ces pôles d'expertises permettent aux collectivités délégantes d'être suffisamment bien armées pour apprécier en permanence la réalité de la situation, de résister à des demandes indues du délégataire et d'appréhender plus efficacement certaines étapes importantes de la vie des contrats, notamment les avenants, la juste rémunération du service, la révision de la tarification et son adaptation en fonction du pouvoir d'achat des citoyens-usagers, la renégociation périodique de certains aspects ou bien encore les conditions de sortie du contrat et le retour éventuel en gestion publique autonome. Quid de la responsabilité des opérateurs et vis-à-vis de l'accès des populations les plus démunies aux services de base dans une perspective de développement durable et inclusif ? La difficulté, voire l'impossibilité de financer l'accès aux services de base des plus défavorisés à partir des modalités traditionnelles de la gestion déléguée est une des grandes préoccupations des pouvoirs publics. Trouver des solutions, dans ce contexte, suppose une grande part de volontarisme de la part de l'opérateur qui doit en cela être soutenu institutionnellement et financièrement par les autorités publiques. Lorsqu'un service public est assuré par un acteur privé, la question de la responsabilité sociale devient effectivement centrale, et ne doit sous aucun prétexte être occultée : à qui incombe la responsabilité de proposer l'accès aux services de base aux populations vulnérables, lorsque l'Etat prône lui-même un désengagement ? L'observation des expériences internationales montre que si l'opérateur veut préserver la pérennité de la relation contractuelle avec l'autorité publique, il n'a pas d'autre alternative que d'assumer ce rôle, même si celui-ci ne lui a pas été clairement assigné, quitte à outrepasser le strict cadre contractuel. Il doit faire preuve de créativité et proposer des solutions adaptées aux spécificités des territoires, pour répondre à des problématiques à fortes dimensions sociale, inventer de nouveaux modes d'intervention plus participatifs, plus flexibles, inciter chaque partenaire à apporter son savoir-faire dans un cadre institutionnel permettant d'optimiser l'apport de chacun. Cette pérennité passe par l'utilisation des techniques de l'ingénierie sociétale : un diagnostic politique préalable à l'intervention, la construction avec les différents acteurs locaux et centraux d'une vision stratégique concertée, dans une logique d'intérêts partagés, avec des évaluations régulières et des programmes de sensibilisation et de formation pour l'ensemble des intervenants. Les expériences vécues témoignent de l'importance de la participation équilibrée et consentie de tous les intéressés et du dialogue entre les acteurs impliqués, un dialogue au minimum quadripartite entre autorités publiques, opérateurs techniques, acteurs financiers et associations d'usagers pour formaliser le rôle et les responsabilités de chacun. L'objectif est que chaque partenaire puisse progresser dans sa compétence, la solution durable se trouve dans la consolidation d'un partenariat gagnant-gagnant dans un cadre contractuel vertueux qui satisfait les attentes de toutes les parties prenantes. D'un dialogue permanent, d'une coopération intelligente entre ces partenaires découlera le respect des principes fondamentaux des services publics, en l'occurrence le droit et l'égalité d'accès, en particulier des populations les plus démunies. La légitimité des opérateurs est conditionnée par l'acceptation politique et sociale de leur intervention. Ils doivent ainsi chercher à développer les mécanismes de communication, de dialogue, de gestion des différends à même de maintenir des relations de confiance avec les autorités délégantes et la société civile tout au long de la vie du contrat.