À l'échelle mondiale, 205 millions de personnes dans 45 pays sont en situation d'insécurité alimentaire aiguë, ce qui signifie que leur accès à la nourriture est limité au point de mettre en danger leur vie et leurs moyens de subsistance. Dans de nombreux pays en développement, l'un des principaux obstacles à la production alimentaire est l'accès aux engrais, qui enrichissent le sol avec les nutriments nécessaires à des cultures vigoureuses. Alors que des quantités suffisantes de matières premières primaires — azote, potasse, phosphate et gaz naturel — et des installations de production d'engrais sont indispensables aux agriculteurs du monde en développement, les prix élevés des fertilisants vont entraver les cycles agricoles de 2023 et 2024. Ce problème est particulièrement évident en Afrique subsaharienne. Les prix des engrais ont triplé depuis le début de 2020 et restent volatils, ce qui prive de nombreux petits agriculteurs d'un approvisionnement stable. La guerre en Ukraine perturbe les exportations d'engrais en provenance du Bélarus et de la Russie, deux fournisseurs importants de l'Afrique, tandis que d'autres pays exportateurs ont réduit l'offre par le biais de taxes à l'exportation, d'interdictions et d'exigences en matière de licences, en partie pour protéger leurs propres agriculteurs. Avec l'augmentation des prix agricoles, les cultivateurs des pays à revenu élevé peuvent se permettre de planter davantage et de commander plus d'engrais, sans compter qu'ils bénéficient de subventions qui couvrent souvent le coût du gaz naturel nécessaire à la production des engrais et du gazole indispensable au fonctionnement de leurs équipements. La première étape clé consiste à permettre aux pays en développement d'accéder aux marchés mondiaux du gaz naturel et des engrais. Si, à long terme, l'augmentation de la production est indispensable pour compenser la dépendance de l'Europe vis-à-vis de la Russie, à court terme, il est important que les pays à revenu élevé évitent de verrouiller l'offre actuelle pour se prémunir de manière excessive contre les risques de pénurie. Les ressources en gaz naturel sont accaparées pour répondre aux futurs besoins de chauffage hivernal et de fabrication de produits chimiques, aux dépens de la production actuelle d'engrais et plus particulièrement des petits producteurs. La lutte contre l'accumulation de stocks et l'augmentation de la production devraient être complétées par des gains d'efficacité et la réduction des subventions à la consommation. Cela s'applique à de nombreux maillons de la chaîne d'approvisionnement énergétique, ainsi qu'aux engrais, les doses d'apport représentant un aspect important de l'efficience dans ce domaine. Ces apports sont beaucoup trop faibles en Afrique subsaharienne, ce qui réduit le rendement des cultures, alors qu'ils sont excessifs dans d'autres parties du monde malgré le prix élevé des engrais — une situation en partie imputable aux subventions à l'agriculture. En Afrique subsaharienne, le taux d'épandage est de 22 kilogrammes par hectare, alors que la moyenne mondiale est sept fois plus élevée (146 kilogrammes par hectare). Dans certains pays, comme en Chine et au Chili, il peut atteindre quasiment 400 kilogrammes par hectare. En moyenne, au niveau mondial, moins de la moitié des engrais azotés utilisés dans l'agriculture contribuent à la croissance des plantes, tandis que le reste pollue nos cours d'eau. L'utilisation excessive d'engrais par les agriculteurs à revenu élevé tient à plusieurs raisons. L'idée fausse selon laquelle « plus on utilise d'engrais, mieux c'est » en fait partie. Les engrais ne sont pas un facteur de coût important comparé aux autres intrants tels que la main-d'œuvre et l'équipement, ce qui explique le manque d'attention portée à la quantité utilisée. Les pratiques agricoles sont difficiles à changer. Les subventions accordées aux cultures gourmandes en engrais sont une autre raison. En 2020, l'azote utilisé aux Etats-Unis pour fabriquer de l'éthanol à partir du maïs représentait la moitié de la quantité utilisée en Afrique à des fins agricoles. L'Afrique doit lever un certain nombre d'obstacles commerciaux et logistiques internes. Le continent produit chaque année environ 30 millions de tonnes d'engrais, soit deux fois plus que ce qu'il consomme. Malgré cela, environ 90 % des engrais consommés dans les pays Afrique subsaharienne sont importés, principalement d'autres continents. Cette situation illustre les inefficacités des frais de transport maritime et des coûts portuaires, des circuits de distribution, de la disponibilité de l'information et d'autres tensions commerciales. Chaque facteur nécessite un effort concerté des nations africaines pour réparer le système. L'amélioration des infrastructures commerciales et l'adoption de mesures de facilitation des échanges, telles que des règles harmonisées, jouent un rôle important à cet égard. Lorsqu'elle est techniquement et économiquement possible, la production locale peut compléter les importations en réduisant les coûts de transport et de logistique. Une grande usine de fabrication d'engrais à base d'urée a récemment ouvert ses portes au Nigéria pour transformer le gaz naturel en engrais, mais une partie de la production est utilisée pour subventionner des acheteurs nigérians inefficaces tandis qu'une grande partie est exportée vers l'Amérique latine, obligeant les agriculteurs africains à s'approvisionner sur d'autres marchés. Parallèlement, plusieurs programmes externes apportent une aide en marge du système. Les dons privés d'engrais et les expéditions dans le cadre de l'Initiative céréalière de la mer Noire ont permis d'atténuer certains problèmes d'approvisionnement. Parmi les autres initiatives, citons la plateforme mondiale pour la sécurité alimentaire d'IFC, dotée de 6 milliards de dollars, qui fournit aux acteurs privés un accès au crédit afin de remédier aux pénuries de liquidité dans les chaînes d'approvisionnement en engrais, et l'enveloppe de 30 milliards de dollars mobilisée par la Banque mondiale en faveur de la sécurité alimentaire et nutritionnelle dans les pays en développement. Le nouveau guichet « chocs alimentaires » du Fonds monétaire international est un instrument destiné aux pays ayant des besoins urgents de financement de leur balance des paiements liés à l'alimentation et aux engrais. Le G7 et la Banque mondiale participent également à des partenariats stratégiques, tels que l'Alliance mondiale pour la sécurité alimentaire, pour aider les pays en difficulté et s'attaquer aux principaux problèmes contribuant à cette crise. Aussi faut-il veiller à ce que ces mesures augmentent la disponibilité sans anéantir involontairement les efforts déployés depuis des décennies pour développer les marchés des engrais en Afrique. D'où la nécessité de continuer de soutenir le développement du marché et de créer un environnement favorable au secteur privé. Au Kenya, par exemple, un programme de bons électroniques financé par la Banque mondiale aide des petits exploitants à acheter des engrais auprès de détaillants privés à un tarif subventionné. Ce programme a permis d'augmenter la productivité de plus de 50 %, de diversifier les cultures et de renforcer les capacités du secteur privé.