Ecrit par Imane Bouhrara | La tomate a retrouvé son statut de fruit, s'amusent à répéter ces jours-ci les Marocains, face à une hausse vertigineuse du prix au kilo. Blague à part, cette situation révèle d'autres disfonctionnements dont beaucoup à chercher du côté des marchés de vente en gros des fruits et légumes (MGFL). À l'approche du mois sacré, il y a des produits qui prennent du galon puisqu'indispensables dans les mets concoctés durant le Ramadan au Maroc. Certaines années c'était l'ognon, cette année c'est la tomate, fruit nécessaire dans la préparation de la Harira nationale, qui fait des siennes. Mais voilà, cette année alors que la crise pandémique est presque derrière nous, son prix au kilo a connu une hausse vertigineuse, oscillant entre 11 et 13 DH selon l'endroit où l'on fait ses courses. En mars 2022 donc, nous sommes sur une fourchette de prix nettement supérieure à celle de 2020 (en plein avènement de la crise sanitaire) et de 2021. Force est de reconnaître que le contexte a bien changé en deux ans. D'abord, en mars 2020, les producteurs ont fait un effort à saluer vendant à un prix inférieur au coût de production, soit entre 30 centimes et 1 DH le kilo pour soutenir le pouvoir d'achat du Marocain secoué par la pandémie. Le prix du kilo n'excédait pas les 5 DH même dans les échoppes où les prix ne sont pas affichés et s'opèrent à la tête du client. Il faut dire aussi le ciel était plus clément mais également l'export contribue à stabiliser les prix, puisque la majeure partie de la production est destinée aux marchés extérieurs, subventionne, en quelque sorte, le marché local comme explique un producteur marocain. Cette année, les producteurs ne peuvent pas faire le même effort, le coût de production ayant nettement évolué à la hausse, en plus du déficit pluviométrique. A titre d'exemple le prix de l'ammonitrate est passé de 2,5 à 9 DH. Les producteurs à serres chauffées trinquent également avec le coût du gaz. Une tomate qui cache le marché de gros Mais avec tous ces éléments, le kilo de tomate est actuellement de 4 à 5 DH chez le producteur (entre 124 et 150 DH la caisse de 30 Kg). Donc, il est multiplié par deux voire par 3 dans le court trajet entre le producteur et le consommateur qui le pays entre 9.95 DH à 12 DH voire plus sous le coup de l'informel. « Court » est un euphémisme puisque la loi interdisant la vente directe par le producteur au particulier, sa production passe par les Marchés de Gros des Fruits et Légumes (MGFL). Le diagnostic de ses services publics locaux au nombre de 29 et dont la gestion est confiée aux communes urbaines depuis 1962, permet de comprendre en partie le décalage entre le prix à l'entrée et celui à la sortie. Un diagnostic sur lequel s'est attelée la Cour des comptes et dont la synthèse a été publiée dans son rapport 2019-2020 dévoilé récemment. Et le constat est définitivement peu reluisant. D'emblée, le rapport de la Cour des comptes souligne que ces marchés connaissent des difficultés et peinent à assurer le rôle qui leur a été dévolu, pour des raisons multiples notamment la non mise à jour de la réglementation correspondante. En effet, certaines obligations, instaurées depuis les années 60 sont désuète particulièrement l'obligation de passage des fruits et légumes par ces marchés et le système des mandataires et de rémunération, et la concurrence des autres marchés et circuits parallèles... Pour la Cour des comptes, l'environnement dans lequel les MGFL opèrent, est marqué par une prolifération des marchés de gros de fait et non réglementaire dont l'activité et les volumes écoulés peuvent dépasser ceux enregistrés au niveau des marchés de gros réglementaires et par la multiplication des grandes surfaces et des circuits parallèles non déclarés. En conséquence, le volume du commerce en gros des fruits et légumes n'est plus reflété par les marchés de gros réglementaires qui détiennent juste le tiers des parts du marché national. Le reste, soit les deux tiers, est commercialisé à travers d'autres circuits parallèles. Voilà donc qui explique en partie les grands écarts de prix du même produit et un décalage entre les prix officiels et ceux des petites ruelles, exacerbé par le manque de contrôle voire de répression des pratiques anti-concurrentielles quand elles se produisent au grand dam du Marocain. Le rapport est cinglant lorsqu'il décrit le manque de contrôle, la non maitrise des flux et des prix, la faiblesse des prestations fournies en contrepartie des rémunérations payées par les usagers, l'occupation illégale, le désordre dans les espaces in site et hors site et la vétusté de l'infrastructure qui souffre d'un manque apparent en matière d'hygiène et de salubrité. Pis encore, les stratégies et projets structurants ont connu des difficultés dans leur mise en œuvre malgré que les initiatives de modernisation et de restructuration aient été officiellement lancées depuis 2010. Echec des velléités de changement… le Marocain trinque Trois projets de marchés de gros nouvelle génération, qui se déclinent des stratégies sectorielles, n'ont fait l'objet d'aucune réalisation physique à fin 2020. Aussi, si la délégation des MGFL à une société de développement local constitue-t-elle un moyen de modernisation de leur gestion, certaines limites relevées toutefois, au niveau de l'unique expérience de Casablanca, entravent la réalisation de cet objectif, souligne la Cour des comptes. Ceci est dû notamment aux problèmes structurels qui dépassent le mode de gestion choisi, et aux lacunes et déséquilibres décelés au niveau du contrat et du montage financier, ce qui a engendré des coûts supplémentaires pour la commune sans l'atteinte des objectifs escomptés. Certes les Ministères concernés ont entrepris des actions en vue de moderniser et actualiser le cadre juridique, notamment, à travers la loi n° 37-21, le 29 Juillet 2021, mettant fin au principe d'obligation de passage par les marchés de gros, et le projet d'arrêté du Ministre de l'Intérieur en cours de validation. Il a été procédé également à l'actualisation des projets structurants et les conventions y associées entre 2019 et 2021, en plus de l'intégration de la fiscalité liée aux marchés de gros dans le chantier de la réforme fiscale. Mais en attendant, le citoyen marocain continue à payer le prix fort en l'absence d'une réforme globale. La crise sanitaire et le déficit pluviométrique sont là pour nous le rappeler. La Cour des comptes a recommandé d'étudier l'opportunité de revoir les avantages et faveurs accordés dans le cadre de la gestion des MGFL, notamment en ce qui concerne le système des mandataires, encourager les formules à forte valeur ajoutée en vue d'accroître l'attractivité des MGFL à travers l'amélioration des services rendus, ce qui permettrait l'augmentation des recettes des MGFL en lien avec les chiffres d'affaires réels réalisés et de réinstaurer un climat de confiance entre l'Administration et les différents opérateurs. La Cour a aussi recommandé la mise en place d'un système de contrôle en vue de maîtriser les marchandises, les transactions et les prix in site et hors site et de juguler l'informel. Sur un autre plan, il serait judicieux de trouver solutions consensuelles pour les grandes et moyennes surfaces qui s'approvisionnent en dehors des MGFL garantissant les droits et obligations de toutes les parties prenantes. Maintenant, on veut bien accorder du crédit à la volonté affichée du gouvernement de veiller au contrôle de l'approvisionnement des marchés et des prix des produits mais le constat est là et ne concerne pas que la tomate. En effet, le coût de la non-réforme, c'est la bourse du consommateur qui le finance ! Alors s'il faut contrôler, autant le faire en amont qu'en aval de tout le circuit y compris parallèle.