De grands donneurs d'ordre nationaux sont en train de développer des politiques audacieuses en matière de recours à des entreprises locales lors de la passation de leurs marchés aux groupes internationaux. Crise économique oblige ou tendance lourde ? La crise économique aurait-elle enfin rapproché les grands donneurs marocains des PME locales ? En tout cas, comme s'ils s'étaient passés le mot d'ordre, les grandes entreprises semblent mettre au goût du jour la préférence nationale dans l'octroi de leurs marchés au grand bonheur des PME. «Nous nous sommes inscrits dans cette logique depuis plusieurs années. À travers notre important investissement, huit millions de dirhams, nous avons exigé du spécialiste de la construction de raffineries, l'Italien Snamprogetti, et également des Turcs, qui réalisent nos nouvelles unités, de confier toutes les taches pouvant être exécutées au niveau local aux entreprises marocaines», souligne Belkadir, directeur des achats de la Samir. Sur le terrain, la centaine de sous-traitants du raffineur, dont Buzzichelli Maroc, Stroc Industrie, Magelect, Delattre Levivier Maroc, Sibelec, CBE et AB Mécanique…, sont satisfaits de la nouvelle politique du raffineur. Des exigences à la pelle au profit des PME Dernièrement, ADM (Autoroutes du Maroc) a exigé du groupe chinois TEC, qui réalise le tronçon d'autoroute entre Msoun et Guercif, qu'il confie le pont métallique prévu dans ce projet à une société marocaine, Delattre Levivier Maroc. Jusque-là, les Chinois faisaient venir de Chine toutes les structures d'un tel ouvrage. Autre exemple illustrant cette tendance des grands donneurs d'ordre locaux à pousser les groupes internationaux à donner «une part du gâteau» aux PME locales, l'OCP. Le groupe phosphatier a adopté des mesures incitatives au titre de ses projets d'investissement nécessitant leur réalisation par des sociétés étrangères. Ainsi et pour tout appel d'offres destiné à des sociétés internationales, l'exigence qu'une part du besoin soit réalisée par des entreprises marocaines constituera un critère de choix pour l'adjudication. « L'objectif étant de faire réaliser à travers ces partenariats au moins 30 % en valeur par la partie marocaine. Ces mesures visent à encourager la mise en place de partenariats avec des entreprises nationales pour les faire bénéficier d'un transfert de savoir-faire et d'expertise technique et technologique », souligne Abdelhamid Zryouil, directeur exécutif du pôle ressources, infrastructures et environnement du leader mondial des phosphates. Selon lui, « l'OCP veillera à consolider cette part de marché et à la faire progresser ». À l'instar de l'OCP, des offices comme l'ONE, l'ONEP et l'ONCF ont également développé des politiques de sous-traitance. Ces politiques ont permis de générer autour d'eux un tissu de plus en plus large de prestataires et de fournisseurs de pièces, de composants, d'outillages et d'équipements. En guise d'exemple, l'ONCF n'a pas hésité à créer une cellule d'étude de faisabilité de pièces de rechange ferroviaires au Maroc pour se substituer aux importations. Aujourd'hui, la sous-traitance représente seulement 20 % de l'industrie marocaine. Elle génère près de 30 milliards de DH de chiffre d'affaires et emploie quelque deux cent mille personnes. Quid de l'implication de l'Etat dans cette approche tant réclamée par les entreprises marocaines à chaque fois que l'occasion se présente. Du côté du ministère de l'Industrie et du Commerce, l'on ne cache pas la volonté de dupliquer les rencontres Business Opportunities PME, initiées dernièrement par l'OCP. Le ministre Ahmed Réda Chami entend intéresser les grands groupes marocains à ce concept pour en faire de véritables acteurs pour l'amélioration de la compétitivité des PME. À l'origine de cette initiative, une stratégie nationale concoctée par les opérateurs publics et institutionnels. À l'arrivée, de grands donneurs d'ordre nationaux de la trempe de l'OCP ont mis la main à la poche. Mais c'est surtout sur le front des projets d'infrastructure que l'Etat est le plus attendu par les PME locales. Pour ces dernières, la participation des entreprises nationales aux grands projets d'infrastructure devrait augmenter. C'est là une des principales revendications des opérateurs depuis toujours. En effet, la profession des BTP a longtemps développé le concept de préférence nationale avant de l'abandonner avec l'avènement des règles de l'OMC pour militer en faveur du concept de champions nationaux. Depuis, le gouvernement a fait en sorte que les marchés publics profitent davantage aux entreprises marocaines. Le fractionnement des marchés inauguré avec la construction des stades et des autoroutes Settat-Marrakech a permis d'ouvrir la compétition aux PME marocaines. Jadis, le niveau des références exigées dans le cahier des charges était tel qu'il excluait d'entrée de jeu les PME locales. Les tergiversations du gouvernement Le fractionnement des marchés a fait émerger une nouvelle culture dans le secteur. Pour les grands projets, les entreprises se constituent en groupements afin de maximiser les chances de réussite en jouant sur les complémentarités de leurs métiers. C'est ainsi que dans le premier contrat-programme Etat-FNBTP (Fédération Nationale de Bâtiment et Travaux Publics), il est stipulé que « les projets devront être en rapport avec les capacités réelles du plus grand nombre d'entreprises marocaines afin de permettre au plus grand nombre d'y participer ». Cette association systématique aux gros marchés de travaux publics est le principal acquis du partenariat entre les opérateurs du BTP et l'Etat. Sur plusieurs opérations, le gouvernement a dû saucissonner l'appel d'offres en petits lots afin d'ouvrir la compétition aux PME marocaines. Cette approche est fondée sur la maxime «c'est en forgeant que l'on devient forgeron». Par ce canal, l'Etat comme son partenaire (la FNBTP) espèrent «muscler» les entreprises marocaines pour qu'elles acquièrent des ressources, en fait la taille critique et pourquoi pas, faire émerger quelques champions. Mais cela suffira-t-il pour faire face à la concurrence étrangère qui n'est plus composée seulement de Bouygues ou autre Dragados, mais de sociétés turques aux offres très compétitives ? Celles-ci ne laissaient pas beaucoup de chance aux entreprises marocaines généralement de taille relativement modeste, et financièrement précaires (39% des entreprises ont un capital social de 100.000 DH et seules 26% ont un capital supérieur à un million de DH). Sans oublier l'insuffisance des équipements ou la faiblesse de l'encadrement. Ce premier contrat-programme était donc arrivé à point nommé pour permettre aux entreprises marocaines de participer à la réalisation de ces programmes d'infrastructures. Le premier contrat-programme étant arrivé à terme l'année dernière, les opérateurs du BTP remuent ciel et terre pour en décrocher un deuxième, surtout que dans les cinq prochaines années, le Maroc dépassera les 100 milliards de DH d'investissements (ports, autoroutes, TGV...). Du côté du ministère de l'Equipement, on voit déjà grand: le deuxièmer contrat-programme ne se limitera plus à la FNBTP. « Il va falloir s'ouvrir aux promoteurs immobiliers, sociétés de matériel de construction, bureaux d'études, architectes, topographes… Il y a une deuxième ouverture qui vise aussi les collectivités locales, et les villes, surtout qu'une mise à niveau urbaine est en cours », dit-on. Au département de Karim Ghellab, on indique que «les entreprises doivent s'organiser encore plus (organigramme, centre de maintenance…) ». « Nous cherchons aussi à maximiser l'emploi », ajoute-t-on. En effet, au cours de ces dernières années, un emploi sur trois a été créé par le secteur du BTP, soit plus de cent mille postes. Un chiffre qui peut doubler, à condition de sécuriser l'emploi (fiche de paye, sécurité sociale…). Ce n'est pas le cas aujourd'hui, d'où la nécessité de structurer encore plus les entreprises du BTP. Toujours est-il qu'il n'existe pas encore d'approche globale de la part du gouvernement pour impliquer les PME locales dans les marchés publics. Dans ce sens, les opérateurs du BTP semblent avoir une dent contre le ministère de l'Education nationale. « Récemment, pour les appels d'offres de ce département ministériel, on nous a obligé à travailler en sous-traitance avec les entreprises étrangères. Quand on intègre dans les appels d'offres des références hors de portée des entreprises marocaines, c'est tout simplement une manière de les écarter », s'insurge Bouchaib Benhamida, président de la FNBTP, qui souligne au passage que tous les barrages, de prime abord plus compliqués, ont été réalisés par les entreprises marocaines. Et d'ajouter : « certains grands donneurs ont compris. Mais il faut que leur approche soit généralisée. Pour cela, le gouvernement doit l'adopter. Nous continuerons à réclamer cela avec force et vigueur», dit-il. En attendant, les PME marocaines qui affrontaient les grands groupes internationaux sur les grands marchés doivent faire face aux PME européennes, durement éprouvées par la crise, qui commencent à lorgner ces mêmes marchés.