Abdelilah Benkirane, Chef du Gouvernement Les quatre centrales les plus importantes organisent une marche unitaire le 6 avril. Parce qu'il a refusé le dialogue, l'exécutif est face à la tension sociale. C'est historique, l'UMT, la CDT et la FDT ont appelé à une marche commune que l'UGTM a choisi de soutenir. Il s'agit des centrales syndicales les plus représentatives quel que soit le critère que l'on choisit. Elles représentent plus de 70% des élus, des délégués des travailleurs et près de 100% des conventions collectives recensées. C'est historique, parce que le syndicalisme marocain est émietté depuis plus de 40 ans. « L'exploit » de Benkirane, c'est d'avoir réussi à l'unifier sur le terrain de l'action. L'USFP et l'UMT avaient rompu tout lien depuis les années 60. Le divorce était entamé dès 1962, quand l'aile syndicale, l'UMT, avait refusé « l'option révolutionnaire » de Mehdi Ben Barka lors du congrès de l'UNFP. Il sera officiel le 30 juillet 1973 par la scission qui va donner naissance à l'USFP. Dans la foulée s'appuyant sur trois fédérations, l'enseignement, les PTT et les phosphates, les Tihadis créeront la CDT confiée à Noubir Amaoui. La divergence était fondamentale. L'UMT et son appareil défendaient une conception de l'indépendance syndicale, alors que pour les dirigeants du Tihad, la centrale devait être le bras armé du parti dans sa lutte contre le pouvoir. Driss Lachgar a été le premier dirigeant de l'USFP à rompre la glace et à reprendre le contact avec la direction de l'UMT. Officiellement, l'USFP n'a plus de syndicat maison et préfère soutenir toutes les centrales réelles. C'est un changement radical, la fin d'un dogme. Après avoir créé la CDT, les Usfpéistes ont répondu à la scission d'Amaoui au parti par la création de la Fédération démocratique du travail. Aujourd'hui, on assiste à un véritable compte à rebours, puisque les trois centrales annoncent un Premier mai unitaire et évoquent la possibilité d'accords organisationnels. Ce qui était de l'ordre de l'impossible il y a quelques mois est devenu une réalité ! Benkirane autiste L'attitude du Chef du gouvernement vis-à-vis des syndicats a joué un rôle prépondérant dans cette unité retrouvée. En effet, le gouvernement a refusé de reprendre le fil du dialogue social. Abdelilah Benkirane n'avait qu'une phrase à la bouche « je ne les reçois pas, parce que je n'ai rien à leur offrir ». El Ouafa va plus loin en laissant entendre que les syndicats ne font pas peur au gouvernement parce que celui-ci a le soutien du peuple. C'est une rupture avec une tradition qui s'était installée depuis 20 ans, dans le sillage de l'apaisement politique. Les premiers accords datent de 1996. Driss Basri avait mené le dialogue avec les syndicats, répondu à plusieurs revendications, selon un agenda que le gouvernement d'alternance a respecté. Ensuite, Youssoufi, Jettou et El Fassi ont eu plusieurs rounds de dialogue social, parfois tendus. Cette approche a permis au Maroc d'éviter des grèves générales, la dernière a eu lieu en 1994. Les syndicats ont pu arracher des acquis importants, des revalorisations de salaires, une meilleure fluidité dans la carrière des fonctionnaires etc... Le PJD a tourné le dos à toutes ses promesses électorales, c'est-à-dire un SMIG à 3000 dh, une augmentation de tous les bas salaires. Il a pris la décision d'appliquer la loi et de ne pas rétribuer les journées de grève. C'est une disposition légale dans toutes les grandes démocraties, mais qui n'a jamais été appliquée auparavant au Maroc. Les syndicats ont interprété cet acte comme une restriction au droit de grève. Par ailleurs, des accords sectoriels passés avec le ministère de l'Education nationale ou celui de la Justice n'ont pas été appliqués, d'où la colère des syndicalistes qui se sentent floués. Même l'UNTM, syndicat islamiste dirigé par un membre influent du PJD, Al Yatim, dénonce le comportement du gouvernement. Et après ? La marche du 6 avril est un véritable basculement politique. Parce qu'il a une fibre ouvrière, le PPS l'a compris et a demandé à l'exécutif de reprendre le dialogue social, ce à quoi Benkirane a répondu favorablement. La marche sera scrutée par tout le monde. Elle va traduire l'étendue du mécontentement chez les salariés. L'on sait que les couches les plus défavorisées subissent de plein fouet la décompensation. Abdelilah Benkirane leur avait promis une aide directe que ses alliés ont refusé. Ce sont 6 millions de Marocains qui, déjà dans la précarité, voient leur pouvoir d'achat baisser. Mais ceux-là ne peuvent s'exprimer que lors des élections parce qu'ils n'ont pas de cadres représentatifs. Les salariés eux ont les centrales syndicales. L'action unitaire va renforcer leur combativité. C'est un cycle qui s'ouvre, parce que le 1er mai se profile et que les syndicats préparent des grèves sectorielles, puis une grève générale. Le bras de fer est entamé. Or, Benkirane n'a pas tout à fait tort quand il dit qu'il n'a rien à offrir. La situation budgétaire est critique. L'endettement extérieur a dépassé le pic de 60% que les économistes désignent comme une ligne rouge, le poids de la masse salariale dans le budget de fonctionnement est hypertrophié. La situation objective offre peu de possibilités, rétrécit la marge de manœuvre du gouvernement. C'est une réalité qui ne dépend pas de la volonté de la majorité. C'est donc une situation complexe, celle d'une crise, d'une tension sociale dont on ne voit pas bien l'issue. Sauf si Benkirane réussit à convaincre les syndicats sur un accord dont l'application serait différée ou lissée sur plusieurs années. Ce qui est envisageable. Cela tombe très mal. La réforme des retraites est une urgence absolue et le gouvernement a besoin du soutien des syndicats pour pouvoir la passer. Car, il est impossible d'imaginer un scénario qui ne jouerait pas sur les deux variables, l'âge de départ, la durée de cotisation et le taux de celle-ci. C'est-à-dire des sacrifices demandés aux salariés. Sans le soutien des syndicats, une telle réforme pourrait aboutir à une recrudescence des tensions sociales dont l'économie nationale souffrira. Pain béni pour l'opposition L'Istiqlal et l'USFP, en vieux couple recomposé, sont pour beaucoup dans ce qui se passe sur le front syndical. C'est Driss Lachgar qui a pris l'initiative de la réconciliation et les deux partis mobilisent pour la marche de dimanche. Cela leur permet de manifester leur opposition en dehors de l'enceinte parlementaire, sur le front social. Le Timing est on ne peut plus favorable pour eux. Ils savent que le gouvernement s'apprête à prendre des décisions qui ne peuvent qu'être impopulaires. La décompensation produit des effets importants sur le pouvoir d'achat, la réforme des retraites implique l'abandon de certains acquis. S'appuyer sur le mécontentement des couches populaires, c'est le propre de toutes les oppositions en démocratie. Le Timing est aussi très utile parce que nous sommes dans la perspective des élections municipales et que les deux partis ont l'ambition de gagner des villes et d'empêcher une progression du PJD. Hamid Chabat et Driss Lachgar font le même constat. Ils estiment que ce ne sont pas les débats politiciens qui mobilisent et que la fragilité des islamistes se situe sur le front social. Leur objectif, et c'est normal en démocratie, c'est de créer une fracture entre le PJD et les couches populaires, mais aussi la frange basse des classes moyennes qui a largement contribué au succès électoral du PJD. La marche du 6 avril, n'est dans ce contexte qu'un début. Lors de leur dernière réunion, les deux secrétaires généraux ont décidé d'amplifier les contacts et de créer une structure pour gérer l'alliance. Pour le moment, ils gardent leurs distances avec le PAM en limitant la coordination au parlement. Certaines voix évoquent déjà la possibilité de listes communes aux prochaines élections, même si le mode de scrutin n'est pas très favorable aux tendances unitaires. L'attitude de Benkirane, son autisme, a été pour beaucoup dans la radicalisation des centrales syndicales. Honnêtement, objectivement, les syndicats ne sont pas sur une ligne idéologique. Ils défendent les intérêts de leurs membres, ce qui est l'essence même de leur vocation. En répétant qu'il a le soutien du peuple, Benkirane a peut-être cru que son parti est le seul, l'unique représentant de ce peuple. Il n'avait réuni qu'un million de voix. Il est en train de perdre pied dans diverses couches de la société. Son programme électoral était irréaliste, sa gestion est pour le moins hésitante, sa communication populiste ne porte plus. C'est ce que la marche du 6 avril veut délivrer comme message. Si elle y réussit, le Maroc entrera dans une nouvelle phase politique.