Les avocats se font moins entendre, ces derniers temps, contre les réformes défendues par Abdellatif Ouahbi. Est-ce un aveu de défaite face à l'intransigeance du ministre de la Justice, solidement soutenu par sa majorité gouvernementale, ou est-ce le calme qui précède la tempête ? Il faut dire que la relation entre les Robes noires et la tutelle, pourtant sous la coupe d'un confrère, traverse l'une de ses pires séquences. Trois ans non-stop de tensions, de conflits et de protestations. Les méthodes disruptives adoptées par Ouahbi pour imposer sa vision ont bousculé bien de certitudes et de conventions. A tort ou à raison, seule l'Histoire nous le dira. Après sa démonstration de force, samedi 21 septembre 2024, où elle a rassemblé des milliers d'avocats en colère à Rabat, l'Association des barreaux du Maroc (ABAM) semble avoir rangé, pour le moment, la hache de guerre, donnant l'impression d'être dans l'attente d'un soubresaut à même de bouleverser la donne. «Il finira par partir, tôt ou tard. Il ne lui reste pas beaucoup de temps à la tête du ministère et, à ce moment, nos représentants pourront entamer des discussions sérieuses avec le nouveau titulaire du poste», nous confie un jeune avocat du barreau de Casablanca, qui a préféré garder l'anonymat pour ne pas s'embrouiller avec son hiérarchie. La planche de salut Prié de se montrer plus explicite, notre interlocuteur a souligné que les avocats espèrent le départ de Ouahbi dans le cas d'un remaniement ministériel, puis «on pourrait ouvrir une nouvelle page avec son successeur». Le jeune avocat est persuadé, comme une bonne partie de ses confrères, que le ministre de la Justice «sera emporté par la vague qui se profile». Lire aussi | Le gouvernement approuve le projet de Code de procédure pénale Depuis plusieurs semaines, les spéculations vont bon train sur un hypothétique remaniement, sur la base d'une tradition qui veut que le gouvernement fasse peau neuve à chaque mi-mandat. Rien n'est moins sûr, mais c'est la planche de salut à laquelle s'accrochent les avocats pour «se débarrasser» d'un ministre trublion, à la réputation de ne jamais reculer devant l'adversité. Cela dit, les points d'achoppement entre le ministre et ses confrères sont tellement nombreux qu'on se perd dans les dédalles de ce conflit. Les divergences touchent à plusieurs aspects réglementaires et organisationnels. Droit dans ses bottes, Abdellatif Ouahbi est convaincu du bien-fondé de sa démarche. Bien évidemment, les avocats en pensent le contraire. Code de procédure civile Le nouveau Code de procédure civile a tenu en haleine les avocats tout au long de l'été. En dépit d'une large mobilisation et des nombreuses actions de protestation, le projet de loi a été approuvé par la Chambre des représentants. Le texte sera bientôt soumis aux Conseillers, après l'ouverture de la nouvelle session du Parlement, au deuxième vendredi du mois d'octobre. Les amendements introduits à cette loi, qui date de 1955, touchent, en effet, au cœur de la profession d'avocat et menace des droits considérés comme acquis par les Robes noires. Ces derniers comptent saisir la Cour Constitutionnelle sur la conformité des dispositions contestées avec la Loi fondamentale. Lire aussi | Rentrée politique: La stratégie du rassemblement Les griefs des avocats se cristallisent autour de quatre points litigieux, dont la mise en application porterait un coup à toute la profession. Le premier point clé consiste en l'introduction de la notion de «mandataire», un dispositif permettant à un «intermédiaire», sans être forcément un avocat, de porter une affaire devant le tribunat et de représenter le justiciable. Les avocats sont aussi vent debout contre la disposition accordant au ministère public la possibilité de réviser des verdicts. Les deux derniers points sont en rapport avec le refus d'appel pour les dossiers de moins de 40.000 dirhams et la restriction des recours à la Cour de Cassation dans les affaires de moins de 80.000 dirhams. En réaction aux critiques acerbes de ses confrères, Abdellatif Ouahbi a affirmé qu'il est, tout aussi, favorable à la saisine du Conseil Constitutionnel pour avoir le cœur net sur la conformité de la future loi avec la Constitution. Il est allé plus loin en proposant de saisir le Conseil de la Concurrence pour établir si les avocats détiennent le monopole sur la défense. Code de procédure pénale Quoiqu'il renforce les droits de la défense, le projet de Code de procédure pénale, qui sera soumis prochainement au processus de promulgation, n'échappe pas au bras de fer entre les hommes en Robe noire et le ministre de tutelle. L'Ordre des avocats y voit une nouvelle tentative de Ouahbi de les écarter des discussions autour de ce texte, malgré son importance pour la bonne marche du système judiciaire. Lire aussi | Réforme de la justice : Les députés prennent leur temps Leur exclusion des consultations est perçue comme un nouveau subterfuge du ministre pour imposer des modifications capitales à un texte crucial, sans l'implication d'un des acteurs essentiels. Alors qu'ils sont divisés sur les nouveautés, saluées par les uns mais décriées par les autres, les avocats sont unis à critiquer «la démarche unilatérale» suivie par Abdellatif Ouahbi dans l'élaboration du texte. Dans des rassemblements tenus récemment un peu partout, à l'appel de l'Association des barreaux du Maroc, des voix ont qualifié de «rétrogrades» les amendements proposés en matière d'accès à la Justice et des garanties d'un procès équitable. L'ABAM prévoit une conférence de presse, le 18 octobre prochain à Marrakech, consacrée à la présentation de son avis sur la question. La réforme de ce Code, resté en l'état depuis une vingtaine d'années, a concerné 421 articles. Les modifications portent, entre autres, sur la rationalisation de la garde à vue et de la détention préventive, le renforcement des mécanismes contre la torture, la présence de l'avocat à toutes les étapes, l'élargissement du champ des règlements à l'amiable et le recours aux nouvelles technologies. L'AMO bon gré mal gré Au milieu de cette tempête, de milliers d'avocats ont été surpris, ces derniers jours, par des notifications de la Caisse nationale de la sécurité sociale (CNSS) les informant de leur inscription à l'Assurance maladie obligatoire (AMO). Depuis 2021, la profession repousse les tentatives de son intégration à la couverture médicale de base, criant haut et fort son attachement à son propre régime. Lire aussi | Projet de Code de procédures pénales : une révision régressive en cours Afin de ne pas rejoindre l'AMO des indépendants, l'ABAM a rendu, dès 2022, obligatoire l'adhésion à la Mutuelle générale des barreaux, en fixant le montant de la cotisation annuelle à 4.800 dirhams. En plus de cette somme, chaque membre verse des vignettes allant de 50 à 250, selon un mode de calcul déterminé par les Ordres régionaux. Malgré la résistance de l'ABAM, il n'est pas certains que la profession puisse rester plus longtemps en dehors de la CNSS, surtout que celle-ci ne fait qu'appliquer la loi relative à l'AMO. Et avec la perspective de la fusion CNSS-CNOPS, la survie des régimes spéciaux semble improbable. La profession d'avocat au Maroc n'a jamais été confrontée à autant de défis, au point que ses membres se posent des questions sur leur rôle dans le système judiciaire. La refonte de la Justice, aussi profonde et inéluctable qu'elle soit, se doit de préserver et de ménager l'un de ses principaux auxiliaires.